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L’Opéra de quat’sous

J’ai longtemps cru, sur un malentendu, que je n’aimais pas L’Opéra de quat’sous, seulement sa fabuleuse musique composée par Kurt Weill. Ma première vision de la pièce de Bertolt Brecht elle-même m’avait laissé une impression de malaise tenace. La version que j’avais vue était grinçante et d’une noirceur totale, peuplée de personnages tous plus odieux les uns que les autres, à l’exception de Jenny la prostituée qui l’éclairait de sa lumière. Comme si la pièce tout entière avait été contaminée par la vision qu’y prêche Jonathan Peachum d’une humanité nécessairement mauvaise car elle n’en a pas le choix.

La version que j’ai vue hier soir au théâtre Jean Arp de Clamart, dans la mise en scène de Jean Lacornerie, en est l’exact opposé. Je connais trop peu la pièce pour savoir laquelle des deux versions est la plus fidèle aux intentions d’origine ; ce que je sais en revanche, c’est que j’ai vu hier « ma » version, celle qui m’a transportée autant que sa musique le fait depuis plus de quinze ans. Une vision plus chaleureuse et plus ambiguë à la fois, qui rend aux personnages toute leur gouaille et leur humanité, jusque dans leurs bassesses, leurs retournements de vestes et leurs trahisons, leurs grandes leçons de morales ou leur volonté de profiter de la vie même si c’est au détriment des autres, puisque la société ne leur fera jamais de cadeaux.

La mise en scène est riche de détails inventifs et surprenants, depuis l’utilisation déroutante de marionnettes pour incarner les figurants jusqu’à une scène où Peachum descend dans le public pour menotter un spectateur. Les acteurs sont tous parfaits, y compris vocalement. J’ai apprécié le choix de laisser les chansons en allemand, quoique les sous-titres soient parfois difficiles à suivre pour les scènes les plus prenantes (notamment la poignante chanson finale de Mackie devant l’échafaud, dont je connais mal le texte). C’est vraiment dans leur langue d’origine qu’elles prennent toute leur ampleur et il leur manque toujours un petit quelque chose en traduction. Le mimétisme avec l’enregistrement que je connais par cœur était parfois troublant jusque dans les intonations – notamment sur « Barbara Song », dont je n’ai jamais aimé d’autre version mais qui m’a enchantée hier, et sur « Seeraüber-Jenny », l’une de mes chansons préférées du monde et de tous les temps, très proche ici de l’interprétation de Lotte Lenya.

Parmi les scènes qui m’ont marquée, me revient notamment le duo de Jenny et de Mackie sur la « ballade du souteneur » qui en rend toute l’ambiguïté et le décalage, la sensualité en plus : une chanson d’amour dont les deux voix sont discordantes et dont l’une des interprètes s’apprête à vendre l’autre. Et c’est la première fois que je goûte toute l’absurdité de ce deus ex machina de conte de fées qui conclut la pièce sur une pirouette avant de nous rappeler que, dans la réalité, les gens de basse naissance ne se voient jamais offrir cette chance-là.

J’ai d’ailleurs été frappée, maintenant que le message politique et social de la pièce commence à me devenir plus clair, par son actualité. La pièce date de 1928 mais ce qu’elle dit sur la lutte des classes, sur la violence née de l’aliénation sociale et sur l’oppression exercée sur les couches les plus pauvres de la société résonne encore. Comme le dit en substance le final du deuxième acte, « Wovon lebt der Mensch », que j’ai toujours trouvé particulièrement fort : avant de prétendre donner des leçons de morale aux plus pauvres, assurez-vous déjà qu’ils aient de quoi survivre.

Hier soir, en quittant le théâtre, j’avais les larmes aux yeux et un sourire béat jusqu’aux oreilles. Dix ans après cette première rencontre manquée, j’ai enfin retrouvé dans la pièce elle-même ce qui m’enchante tellement dans sa musique.

Si je ne peux pas vous montrer d’extraits de la pièce elle-même, France Musique a diffusé un concert privé avec la troupe qui vous donnera une idée du rendu musical des morceaux. Ici, le final de la pièce correspondant à son improbable happy end. De gauche à droite : Amélie Munier (Lucy), Nolwenn Korbell (Jenny), Pauline Gardel (Polly), Vincent Heden (Mackie), Jacques Verzier (Jonathan Peachum), Gilles Bugeaud (Tiger Brown), Florence Pelly (Celia Peachum).

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