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Sur le spectre

Le diagnostic a été officialisé il y a quelques jours, mais dans mes tripes, je savais depuis plus d’un an : Trouble du Spectre de l’Autisme, selon le DSM-V, ou Syndrome d’Asperger pour le DSM-IV. L’attente a été longue. Il s’est écoulé un an et trois mois depuis qu’on m’a appris que je présentais des signes laissant penser que je me trouvais peut-être sur le spectre de l’autisme. Et dix mois depuis que j’ai commencé à passer les premiers coups de fil pour tenter d’obtenir un diagnostic. Dix mois qui ont comporté pas mal de tâtonnements, de recherches pour trouver les bonnes personnes, de coups de fil et d’attente de réponses, de rendez-vous éloignés dans le temps, d’attente, encore d’attente. Dix mois d’incertitude, c’est long, mais ce n’est rien comparé aux gens qui doivent patienter jusqu’à trois ans en passant par les Centres de Ressources Autisme ; j’ai fait le choix de consulter en libéral pour gagner du temps, mais à mes frais, bien sûr. L’ensemble des démarches m’a coûté un peu plus de mille euros au total. Tout le monde n’en a évidemment pas les moyens. Attendre très longtemps ou payer très cher : voilà la situation relative à l’autisme actuellement, en France et dans d’autres pays.

Mon histoire est tout à fait banale. Il y en a des centaines, des milliers comme moi, qui n’ont pas été diagnostiqués dans l’enfance, parce que les connaissances n’étaient pas suffisantes alors. Qui ne l’ont pas été adultes ensuite, parce que le sujet est encore mal connu, parce qu’on a appris à se camoufler pour fonctionner au milieu des autres, parce qu’on nous trouve peut-être bizarres, décalés, à côté de la plaque, mais qu’on ne correspond pas à l’image que la plupart des gens, y compris beaucoup de médecins ou de psys, se font d’une personne autiste. Les gens appartenant au spectre représenteraient tout de même, ai-je lu, 1% de la population – le spécialiste Tony Attwood avance le chiffre d’une personne sur soixante-huit. Et beaucoup de gens concernés ne le savent pas – dont beaucoup de femmes, paraît-il, qui seraient largement sous-diagnostiquées.

Je ne peux pas m’empêcher de trouver vertigineux qu’en quarante ans, aucun médecin, aucun psy ne m’ait jamais mise sur cette piste. C’est par une conversation privée que je l’ai appris ; je pourrais encore très bien l’ignorer aujourd’hui et continuer à me demander sans fin pourquoi mes relations avec les autres sont si compliquées, pourquoi je ne fonctionne pas comme eux à tellement de niveaux, pourquoi je suis épuisée en permanence. Pourtant, les signes étaient flagrants, comme je l’ai découvert quand j’ai commencé à me documenter sur le sujet et ressenti une impression de familiarité écrasante. Je présente le profil typique d’une femme Asperger, mais personne n’a rien vu. Personne ne m’a aidée.

Une forme de ressentiment a émergé à mesure que je me documentais. L’impression qu’on m’a laissée me débattre avec des choses qui me rongeaient petit à petit mais que les professionnels n’écoutaient pas, parce que rien ne semblait coller à des schémas connus. On m’a laissée m’épuiser à essayer de fonctionner « comme tout le monde ». On m’a laissée me prendre des murs et m’en relever tant bien que mal. On m’a caché le mode d’emploi qui m’aurait permis de mieux vivre avec les autres. Toutes les réponses à mes questions, littéralement, je les ai trouvées quand j’ai commencé à lire par moi-même sur le sujet de l’autisme. Tout était écrit noir sur blanc, il suffisait de savoir où chercher.

Anthony Hopkins, diagnostiqué à 70 ans – Greta Thunberg, Aspergirl de combat

J’ai lu à plusieurs reprises une idée qui m’agace beaucoup, selon laquelle certains psychiatres hésiteraient à poser un diagnostic d’autisme par peur que l’étiquette « n’enferme » leur patient. Je ne peux évidemment pas savoir à quoi ressemble la vie d’une personne diagnostiquée dans l’enfance, ni dans quelle mesure la mienne aurait été différente dans ce cas de figure. Je peux témoigner en revanche que l’absence de diagnostic fait des dégâts. L’enjeu n’est pas tellement pour moi, comme semblent le croire des gens de mon entourage, d’accepter d’être différente ; j’ai déjà fait ce chemin-là depuis un moment. La question se pose de manière beaucoup plus concrète dans mon quotidien : c’est celle d’une forme de handicap invisible, difficile à reconnaître soi-même et à faire entendre aux autres.

Pendant plus de quarante ans, j’ai ignoré que mes limites n’étaient pas les mêmes que celles de la plupart des gens. Je me suis usée à tenter de m’adapter, de les imiter, de calquer mon rythme sur le leur. J’ai connu plusieurs burn out dont le dernier, en 2014, a véritablement cassé quelque chose en moi. Je me fatigue désormais à une vitesse qui m’effraie moi-même : je ressemble à ces vieilles batteries usées qui se vident d’un coup et mettent une éternité à se recharger. Il m’est assez compliqué, actuellement, de passer une journée entière au contact des gens sans pouvoir m’isoler quelques heures. Il n’y a pas une seule décision que je prenne dans une journée qui ne soit calculée minutieusement en fonction de mon état de fatigue et de la nécessité de m’isoler pour me reposer, d’espacer mes interactions sociales, de rester parfois plusieurs jours de suite sans voir personne. Sans compter que je sais être d’une bien meilleure compagnie pour les autres quand je suis reposée : ma capacité à faire la conversation ou à m’intégrer dans un groupe décroît avec la fatigue.

De l’extérieur, on doit parfois me trouver maniaque dans ma façon d’organiser mes activités, ou se dire que j’exagère ; en réalité, l’expérience m’apprend que je surestime souvent mes capacités, et je m’effondre ensuite quand je me retrouve loin des regards. La psychologue spécialisée qui m’a fait passer les tests m’a confirmé que mon approche était la bonne – et, en réalité, la seule possible : espacer, calculer, anticiper, chaque jour. « La fatigue ne signifie pas la même chose que pour les neurotypiques », m’a-t-elle dit ensuite ; je ne le sais que trop bien.

Ce n’est pas si facile d’accepter de ne plus pouvoir vivre comme on le faisait avant, comme le font nos amis autour de nous. Certains tiquent quand je prononce le mot « handicap » et cherchent à me rassurer, en minimisant mes difficultés sans bien s’en rendre compte – et c’est un mot que j’utilise avec des pincettes et de grandes précautions, car je sais qu’il recouvre chez d’autres des réalités beaucoup plus lourdes, et que j’ai la chance immense d’avoir pu mener à peu près la vie que je voulais, chance que tout le monde n’a pas. Mais je ressens vraiment actuellement, au quotidien, l’impression de vivre avec une forme de handicap qui m’oblige à beaucoup de choix et de renoncements, qui me limite dans mes activités, qui m’empêche de voir mes proches à moitié aussi souvent que je le voudrais, qui ne me permet pratiquement plus de voyager. Pour moi, l’enjeu est surtout là.

J’éprouve une forme de colère à cette idée (ou ce qui tient lieu de colère chez moi, car c’est une des émotions que j’ai du mal à ressentir). Si on m’avait appris plus tôt où étaient mes limites, peut-être que la fatigue n’aurait pas pris ces proportions. Peut-être que je serais en meilleure forme aujourd’hui. Et avec l’acceptation du diagnostic, viendra aussi celle de l’idée que je ne reviendrai jamais à un niveau d’énergie « normal ». Je ne guérirai jamais de cette fatigue, il faudra faire avec, et trouver comment le faire comprendre aux autres.

La démarche de diagnostic a été importante pour moi sur un deuxième plan. Au cours du long parcours et des divers rendez-vous, j’ai eu la chance (à une notable exception près qui a fait très mal sur le moment) de tomber sur les bonnes personnes. J’ai découvert alors qu’il y a une vraie douceur à être entendue, écoutée, prise au sérieux par des spécialistes qui ne s’étonnent de rien de ce que je leur raconte, parce qu’ils connaissent tout ça par cœur. Le soulagement intense que j’en ai éprouvé chaque fois m’a appris à quel point je n’en avais pas l’habitude. C’est comme si, pour la première fois de ma vie ou presque, je parlais la même langue que les professionnels qui me font face (je mettrais à part ma thérapeute actuelle qui fait un travail formidable mais dont le rôle n’a jamais été de poser un diagnostic). Chez beaucoup d’adultes Asperger identifiés tard, on retrouve un même parcours d’errance médicale. J’ai souvent éprouvé face aux médecins l’impression de ne pas être entendue, parce que je ne rentrais jamais dans les cases, parce que je consultais souvent « pour rien » et que mon corps refusait de donner des informations précises. Au point que je finissais moi-même par me prendre à moitié pour une affabulatrice ou une hypocondriaque. Pourtant, j’ai toujours senti intuitivement que quelque chose « n’allait pas » et je n’arrivais ni à le comprendre, ni à le faire entendre. C’est désormais chose faite. Et cette reconnaissance-là est importante pour se construire.

J’ai surnommé 2019 « l’année suspendue » : celle d’une attente sans fin et d’un parcours qui a été long, compliqué, qui a remué beaucoup de choses qu’il me reste encore à digérer – mais un chemin nécessaire et salutaire. Voilà, les mots sont prononcés. J’ai enfin trouvé l’endroit où je suis chez moi, où l’on parle ma langue. Je peux reprendre le cours de ma vie. Et tenter d’écrire sur tout ce que j’ai appris au cours de cette étrange année suspendue.

PS : Pour ceux qui souhaiteraient lire davantage sur le sujet, j’avais déjà consacré l’an dernier un premier billet à ce questionnement alors en cours, intitulé “Le vertige du réplicant”.

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“J’ai rêvé du futur” (pour La Féline)

Blade Runner

En juin dernier, j’étais conviée par Agnès Gayraud alias La Féline à participer à une création à la Maison de la Poésie autour de son album à venir, Vie future, qui mêle plusieurs thématiques : le futur anxiogène que nous voyons se dessiner, le deuil d’un proche et l’attente d’un enfant à naître, qui ont coïncidé dans le temps et se sont répondu en écho.

J’avais écrit pour cette création un court texte intitulé « J’ai rêvé du futur », destiné à être lu entre deux chansons. Il s’inspirait de trois morceaux de l’album en particulier : le single « Palmiers sauvages » qui évoque l’année 2034, « La Terre entière » qui dépeint le cauchemar d’un monde surpeuplé, et « Fusée » qui parle du vertige de filer dans l’immensité de l’espace.

Suite au concert, nous avions convenu avec Agnès que je publierais ce texte sur mon blog après la sortie de Vie future, de sorte que les gens puissent, s’ils le souhaitent, le lire en lien avec les chansons qui l’ont inspiré. Le voici donc. Vous pouvez lire sur Le Cargo ! tout le bien que je pense de ce magnifique album paru il y a quelques jours.

 

J’ai rêvé du futur

Quand j’avais quinze ans, je rêvais du futur. De cités tentaculaires et de tours gigantesques, de véhicules volants qui fendaient la nuit, de lumières électriques qui la perçaient comme des milliers de flammes. J’ai usé mes BD et mes cassettes vidéo à fantasmer devant ces mégalopoles aux recoins mystérieux, aux pyramides élégantes et aux écrans géants. Je connaissais par cœur ces histoires de privés taciturnes, d’androïdes rêvant de moutons électriques au son envoûtant des synthétiseurs. C’était étrange, c’était nouveau, c’était l’avenir et l’aventure. Toute la poésie du néon, du chrome et de l’acier, de merveilles promises à nous attendre, si loin de l’ennui et de la grisaille de nos mornes petites villes. Cette vie-là serait tellement plus grande, plus exaltante. Le monde serait à nous et il serait moderne, il serait neuf, transformé au-delà de notre imagination.

Quand j’avais quinze ans, nous avions un futur et il était immense. Des millénaires encore, des vies toujours plus longues, toujours plus loin : la science aurait réponse à tout, elle nous emmènerait conquérir d’innombrables planètes et rencontrer d’autres espèces. Jour après jour, l’avenir grandissait sous nos yeux. On vivrait deux cents ans, on serait immortels et la Terre avec nous.

Je me demande à quoi rêvent les gamins d’aujourd’hui, ceux dont l’avenir a rétréci. Est-ce qu’ils rêvent de prairies et de steppes enneigées, de champs à perte de vue, de plages et de forêts, de récifs de corail ? Moi, je n’en rêvais pas : ils étaient déjà là. À quoi bon en rêver ? Ils seraient toujours là.

Je rêvais d’un futur, et il est advenu. Sournoisement, il a glissé vers nous. Il était trop tard quand nous avons compris.

Aujourd’hui, j’ai quatre fois quinze ans et j’habite aux Enfers. Les cités sont immenses, les tours surpeuplées, les nuits surchauffées où l’on cherche en vain le sommeil dans le bruit incessant. J’ai fait mon deuil de l’herbe, du silence et des étoiles, de l’aventure et du voyage. Les murs de cette cité sont mon seul horizon. Les voitures ne volent toujours pas et le salut d’autres planètes nous est inaccessible.

Mais parfois le soir, à la fenêtre de ma tour, je regarde les lueurs des millions d’existences, l’éclat des néons qui peint la nuit de couleurs douces et dessine les contours de la ville, et une part de moi s’en émerveille encore. J’entends à mes oreilles le timbre des synthétiseurs d’hier qui me promettaient tant d’histoires. Alors je ferme les yeux, je m’ouvre à leur chant des sirènes et je me souviens du futur.

(Photo extraite de Blade Runner, mais vous l’aviez sans doute reconnue.)

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“Girls Rock” (Sophie Rosemont)

(Cet article est initialement paru sur Le Cargo. Pour ceux que le sujet intéresserait, l’ensemble de mes chroniques pour le webzine est accessible ici.)

On s’en voudrait presque d’émettre quelques réserves sur cet ouvrage tant il s’agit d’un projet auquel on aimerait adhérer pleinement, et d’une initiative qu’on ne peut que saluer : remettre les femmes à leur juste place dans l’histoire du rock, trop souvent écrite par et à travers les hommes. Intention salutaire et nécessaire, aujourd’hui plus que jamais : en 2019, on entend encore beaucoup trop d’artistes évoquer les difficultés qu’elles rencontrent pour exister autrement que dans l’ombre des hommes, pour être reconnues comme créatrices à part entière plutôt que muses ou « chanteuses du groupe » ne connaissant rien aux aspects techniques, matériels ou financiers, et on sait combien les femmes restent minoritaires parmi les producteurs, directeurs de label – ou chroniqueurs musicaux, comme Sophie Rosemont, journaliste pour Rolling Stone, Paris Match ou Les Inrocks, le fait remarquer elle-même dans les remerciements de son ouvrage.

Les femmes à leur juste place

On s’en voudrait presque, donc, d’avouer que Girls Rock nous a à la fois enthousiasmés et pas totalement convaincus, nous laissant sur une double impression difficile à démêler. L’ouvrage a d’indéniables qualités, mais quelques points nous auront fait tiquer. Commençons par évoquer le positif : il se dégage de cette lecture une impression de grande générosité et une indéniable envie de partage et de transmission. De toute évidence, Sophie Rosemont se passionne pour le sujet, elle aime profondément les artistes qu’elle évoque, et cette admiration transpire de toutes les pages. Les musiciennes évoquées sont nombreuses et très variées, que ce soit en termes d’époque, de style musical ou de place généralement reconnue dans l’histoire du rock. On navigue à travers le temps, des pionnières Sister Rosetta Tharpe ou Bessie Smith à des artistes actuelles comme Angel Olsen ou Anna Calvi ; on revisite l’histoire des légendes Janis Joplin, Siouxsie Sioux, Nina Hagen ou Joni Mitchell comme on (re)découvre des parcours moins connus (Gladys Bentley ou Valérie Lagrange) ; la scène francophone n’est pas oubliée avec des pointures aussi diverses que Catherine Ringer, La Grande Sophie, Catherine Ribeiro ou Edith Fambuena.

En guise d’intermèdes, Girls Rocks invite de jeunes musiciennes actuelles à parler d’artistes qui les ont marquées, à travers des témoignages toujours touchants : Jeanne Added évoque l’écoute de Hole avant l’écriture de son premier album, là où Lou Doillon raconte une rencontre émue avec Patti Smith. Girls Rock fait le choix d’une construction thématique plutôt que chronologique, abordant le sujet sous plusieurs axes : les cavalières en solitaire (Kate Bush, Dolly Parton, PJ Harvey), les femmes fatales (Nico, Grace Slick, Stevie Nicks), les engagées (Joan Baez, Tori Amos, Liz Phair), celles qui se battent pour des questions d’identité de genre (Anohni, Beth Ditto, k.d. lang), ou encore celles au destin tragique (Amy Winehouse, Mama Cass, Dolores O’Riordan). Construction qui rend la lecture dynamique et vivante mais parfois un peu brouillonne lorsque les portraits, trop courts, s’enchaînent un peu vite. On éprouve parfois la frustration de ne pas s’attarder plus longuement sur certains de ces parcours, mais c’est la limite inévitable de l’exercice. Le livre replace chaque carrière dans son contexte plus global, dessinant en filigrane les évolutions sociétales – depuis l’évocation de la révolution des riot grrrls à Debbie Harry expliquant qu’à l’époque de son succès, Patti Smith et elle étaient les deux seules femmes du rock.

Intentions et interprétations

Venons-en maintenant à ce qui nous a gênés, en insistant sur le côté subjectif de cette réaction. Peut-être attendions-nous un ouvrage plus proche d’une encyclopédie de référence, davantage tendu vers une quête d’objectivité, mais il nous a semblé parfois que certains points de vues, certaines affirmations étaient sujets à caution, que ce soit dans l’interprétation des paroles, les suppositions quant au thème d’un album ou, de manière plus générale, l’explication donnée à la démarche de certaines artistes, parfois contredite par des interviews que nous avons pu lire ailleurs. Ainsi, on peut se demander si l’intention de Courtney Love, lorsqu’elle écrit « Violet », est réellement, comme on l’affirme ici, d’ordonner aux femmes d’apprendre à dire non – « Violet » ressemble plutôt à l’exorcisme d’une expérience personnelle qu’à un message adressé aux autres femmes (il est généralement supposé qu’il s’agit d’une chanson de rupture, ce que Courtney Love elle-même semble avoir déjà confirmé). À plusieurs reprises, il nous a semblé que les faits étaient légèrement tordus dans le but de coller à un discours pas forcément conforme à la réalité.

Par ailleurs, on avouera, en lisant les fiches consacrées à nos artistes préférées, ne pas les avoir nécessairement reconnues dans le portrait qui en était brossé. Les parties consacrées à PJ Harvey, dont votre matelote est une grande fan de longue date, nous ont notamment posé problème à plusieurs titres. D’une part, on peut s’étonner de la voir présentée comme une militante féministe acharnée dès ses débuts, quand on se rappelle au contraire qu’elle refusait farouchement l’étiquette à l’époque de Dry et Rid of Me, affirmant que le mouvement ne la concernait pas et ne l’intéressait pas. On peut effectivement choisir d’entendre ses premiers albums sous un angle féministe, tout comme on peut davantage y entendre l’expression intime d’un profond trouble existentiel – mais au final, chacun de ces points de vue n’est que spéculation. Il peut être tentant de voir en PJ Harvey une figure féministe importante, de par le modèle qu’elle a imposé et l’expression unique de la sexualité dans sa musique, mais en réalité, son rapport à ces questions-là était beaucoup plus trouble à ses débuts, ce qu’il aurait été plus honnête de préciser (contrairement à son engagement politique de ces dernières années qui, lui, est clairement revendiqué et que le livre mentionne très justement).

Portraits et subjectivité

Il nous a semblé par ailleurs relever quelques erreurs factuelles ou affirmations sorties de nulle part. L’ouvrage présente ainsi comme un fait avéré une relation avec Vincent Gallo qui n’a jamais été qu’une rumeur, et décrit Is this Desire ? comme le récit de la relation de l’artiste avec Nick Cave. Or, non seulement PJ Harvey ne s’est jamais exprimée dans ce sens, mais cette affirmation semble contredite par la matière même de l’album, qui se présente comme une suite d’histoires consacrées à des personnages féminins fictifs, toujours désignées par leur prénom. Quitte à spéculer, on peut éventuellement y deviner la figure de Sainte Catherine ou des références littéraires (« Joy » est souvent considérée comme inspirée par une nouvelle de Flannery O’Connor), mais on voit mal où pourrait bien être la place de Nick Cave dans tout ça.

Pour parler d’une autre artiste que nous admirons depuis longtemps, si l’on se réjouit de voir inclure Suzanne Vega souvent oubliée à tort dans ce genre de panoramas, on s’étonne de la voir réduite à une dimension solitaire qui n’est pas forcément le trait le plus saillant du personnage ni de sa carrière – et quitte à insister ailleurs sur la dimension féministe présente chez beaucoup d’artistes, le sujet aurait pu être creusé ici (on se rappelle notamment « I’ll Never Be Your Maggie Mae », réponse ironique à la dimension sexiste de la chanson de Rod Stewart, ou « Edith Wharton’s Figurines » sur la peur mortifère du vieillissement). Le choix d’un classement thématique oblige fatalement à mettre l’accent sur certains traits plutôt que d’autres, mais on en ressort avec l’impression que les portraits ne sont pas toujours très représentatifs, au point qu’on se demande ensuite en cours de lecture à quelles affirmations on peut se fier ou non pour les artistes dont on connaît moins bien le travail.

Déclaration d’amour

Ce genre de réaction est sans doute inévitable avec un tel ouvrage, qu’on aborde forcément avec sa propre subjectivité, son propre rapport au sujet, sa propre histoire intime avec les albums évoqués. Les quelques erreurs relevées nous ont surpris dans le sens où Sophie Rosemont semble très bien connaître la carrière des artistes évoquées, et en a d’ailleurs interviewé un certain nombre, mais on peut ne pas partager ses interprétations quant à leurs intentions. Reste qu’au final, il s’agit d’un ouvrage passionnant qu’on dévore d’une traite et qui donne de furieuses envies d’écoute – on se surprend ensuite à farfouiller dans la discographie des artistes qu’on connaît moins (votre matelote a passé hier quelques heures à creuser avec bonheur du côté de Sleater-Kinney, Joan Jett et Suzi Quatro). On ne peut au final que saluer la démarche militante, malheureusement toujours nécessaire, qui a donné naissance à cet ouvrage et, à condition de garder un certain recul face aux faits énoncés, on prend un grand plaisir à s’immerger dans cette lecture et à suivre les pistes qu’elle nous ouvre. Girls Rock est avant tout une sincère déclaration d’amour aux femmes qui ont fait l’histoire du rock, et un livre où transparaît un enthousiasme terriblement contagieux.

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J’écris de chez les barges

J’écris de chez les barges,
Les dingues et les paumés,
Les toujours à la marge,
Les pas comme il faudrait,

Ceux qui savent et se taisent,
Ceux qui n’osent exister,
Ceux que la nuit apaise
Et que le jour effraie,

Les jamais à leur place
Et rarement alignés,
Toujours à la ramasse
Et sans cesse en retrait,

Ceux qui savent le langage
De travers et de biais,
La voix du décalage
Et le verbe penché.

On voit bien mieux le monde
Depuis le bas-côté,
La diagonale féconde
Et l’envers singulier,

On parle mieux aux autres
En allant explorer
Ces peurs qui sont les nôtres
Et gouffres partagés.

J’écris pour nous, les barges,
Les seuls, les désaxés,
J’écris depuis les marges
Pour mieux vous retrouver.

En clin d’œil à la phrase de Virginie Despentes qui ouvrait King Kong Théorie  : « J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf.» Le lien avec mon billet précédent n’est pas entièrement fortuit.

 

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Le vertige du réplicant

 

Peut-on écrire sur un doute, une hésitation, une question encore sans réponse ? Je me promets depuis des mois que, le moment venu, je prendrai la parole pour poser des mots sur tout ça, mais la réponse sera très longue à venir et l’attente m’est pénible. Quand on a connu la joie d’un coming out harmonieux, se retrouver à nouveau dans une logique de secrets et de non-dits est insupportable. Que dire, à qui, comment, avec quelles conséquences ? Voilà que ces questions hantent à nouveau mon quotidien.

Il y a deux ans, je me suis libérée par l’écriture : un billet de blog devenu un livre qui ont, semble-t-il, aidé d’autres personnes et paraissaient m’autoriser à trouver enfin la paix. Et puis, peu après la parution du livre, le monde a encore basculé.

On m’a appris des choses que j’ignorais, sur un sujet auquel je ne m’étais jamais vraiment intéressée. Qu’il arrivait que des adultes, suite à un burnout (comme celui que j’ai vécu il y a cinq ans pour des causes mal définies), soient diagnostiqués sur le spectre de l’autisme. Que les représentations de personnes appartenant à ce spectre, dans la fiction ou les médias, étaient souvent fausses ou caricaturales, et que beaucoup de gens étaient diagnostiqués très tard. Que les femmes, notamment, étaient parfois difficiles à détecter : parce que les critères de diagnostic ont été établis à partir de sujets masculins aux caractéristiques différentes, mais aussi parce qu’elles apprennent plus facilement à se fondre dans la masse à travers l’observation et l’imitation de leurs pairs.

Et qu’il semblait plausible que ce cas de figure particulier me corresponde.

J’ai beaucoup lu, ces derniers mois. Consulté des articles, des vidéos, des blogs ou des forums, des témoignages de personnes sur le spectre de l’autisme détaillant leur quotidien, leurs difficultés, leurs particularités. Et plus je creuse, plus une petite voix me souffle que tout ça m’est familier – profondément, viscéralement. Tous ces textes semblent parler de moi et de la pièce qui me manquait encore pour compléter le tableau.

Seulement, j’ai appris aussi que les procédures de diagnostic en France sont interminables (jusqu’à trois ans pour les adultes en passant par les Centres de Ressources Autisme, un peu moins en libéral) et qu’obtenir une réponse peut virer au parcours du combattant.

Au terme du questionnement d’identité abordé dans mon dernier livre, il restait beaucoup de questions sans réponses, dont certaines que j’avais balayées sous le tapis pour ne pas trop y penser. Depuis six mois, il n’y a pas une seule de mes particularités ou bizarreries que je n’aie retrouvée dans un texte sur le spectre de l’autisme, y compris des éléments que je n’aurais pas pensé à relier entre eux. Ma tendance à me passionner pour les choses de manière exclusive et obsessionnelle. Ma difficulté à écrire à la main, à apprendre à conduire, ma mauvaise coordination de manière générale (je suis par exemple incapable de jouer au billard car je ne peux pas placer mes doigts correctement). Mon hypersensibilité aux bruits, au point que j’ai parfois envie de massacrer les gens qui mâchent du chewing-gum dans le métro ou tambourinent des doigts sur une table. La façon dont je calque parfois inconsciemment mon registre de langage sur celui de mon interlocuteur. Ma difficulté à regarder les autres en face, surtout quand je suis stressée ou fatiguée, et le tic qui me fait cligner des yeux depuis l’enfance. L’impression de ne pas ressentir les émotions et l’empathie de la même manière que les autres. La fatigue chronique qui a pris tellement de place dans ma vie ces dernières années et semble provoquée par les sorties et les interactions sociales – les gens refusent de me croire sur ce point, mais des vacances m’épuisent parfois réellement plus qu’une semaine de travail au calme. Mon apparence juvénile, mon aversion pour le mensonge, ma faible sensibilité à la douleur, mon parcours d’errance médicale pour divers sujets apparemment sans lien entre eux (fatigue, maux de tête, troubles digestifs). Et tant d’autres choses encore, à commencer par mon goût prononcé pour la solitude.

Marguerite dans la très belle BD “La différence invisible” sur l’errance d’une jeune femme sur le spectre de l’autisme avant son diagnostic.

Et puis, bien sûr, les difficultés sociales, qui deviennent vite apparentes pour qui me connaît un peu, même si l’expérience m’a appris à donner le change dans certaines situations (comme parler en public d’un sujet que je maîtrise bien). Plusieurs de mes proches n’ont pas semblé surpris quand je leur en ai parlé, et quelques-uns m’ont confié qu’ils s’étaient effectivement posé la question pour moi. J’ai la chance d’avoir des amis précieux sur lesquels je sais pouvoir compter, mais les relations avec les gens n’ont jamais été simples. Je me suis souvent demandé pourquoi certaines personnes avec qui j’avais sympathisé m’évitaient du jour au lendemain sans raison apparente. Pourquoi il y avait parfois entre les autres et moi une barrière infranchissable, y compris dans le cadre de certaines relations d’amitié. Pourquoi je sentais si souvent un malaise dans les échanges, sans en comprendre la cause exacte. J’ai beaucoup appris, autant de mes erreurs que de l’observation des autres, et fait un chemin énorme depuis l’ado de 11 ans tétanisée de ne pas savoir quoi répondre quand on lui disait bonjour. Mais il reste beaucoup de zones d’ombres, de difficultés, d’impairs que je cumule sans toujours m’en rendre compte, et qui me déroutent autant qu’ils m’embarrassent.

Même avec les progrès que j’ai pu faire au fil des ans, la conversation reste un point délicat. J’ai mis longtemps à comprendre qu’une personne qui m’interroge sur mon métier ne s’y intéresse pas forcément mais fait peut-être preuve de politesse et attend que je lui rende la pareille, ce qui m’angoisse toujours un peu : mon cerveau peine à produire les bonnes questions et les bonnes réactions, et préfèrera nettement diriger l’échange vers un centre d’intérêt commun. Ledit cerveau présente également une fâcheuse tendance à s’accrocher aux détails en oubliant le contexte global, ce qui m’oblige à le ramener de force sur les rails pour ne pas faire dévier la conversation. Ce n’est pas que les autres m’indiffèrent, simplement que le stress des situations sociales m’empêche parfois de rebondir de la bonne manière au bon moment, et je regretterai plus tard de ne pas leur avoir posé telle question qui m’intéressait réellement. On m’a fait remarquer récemment que mon mode de pensée était « circulaire », que j’avais tendance à ressasser, à poursuivre sur un sujet alors que les autres sont déjà partis ailleurs, et que je semblais parfois fermée à la conversation quand on me parle – parce que je bataille contre moi-même pour suivre mes pensées trop rapides et faire sortir les mots. On m’a dit aussi, sur une note plus positive, que mes perspectives étaient souvent singulières et que j’abordais les questions sous un angle auquel les autres ne pensaient pas : en cherchant à contourner mes limites, j’atterris souvent à mon insu dans des zones que les autres n’ont pas défrichées.

Plus j’y réfléchis, plus je trouve de mots à poser sur ces zones d’ombres et ces bizarreries multiples, et plus grande est ma frustration face aux réactions des autres. Je comprends parfaitement ces gênes, ces silences, ces évitements – j’ai souvent les mêmes avec d’autres personnes. Je conçois qu’on n’ait pas toujours de patience pour quelqu’un qui se répète, multiplie les gaffes, fait dérailler les conversations. Mais je regrette parfois, surtout depuis que je me suis ouverte de ce questionnement à mes proches, qu’on ne me retourne pas plus souvent les questions pour me demander le « mode d’emploi ». Les silences gênés me donnent toujours l’impression désagréable qu’on ne me fait pas assez confiance pour me dire clairement les choses, ou qu’on me pense incapable de changer. Ce n’est pas que je ne puisse pas comprendre que certains de mes comportements sont inadéquats, ni que je ne perçoive pas les réactions des gens ; il me semble au contraire que j’en ai souvent une conscience aiguë. Simplement, je ne les interprète pas toujours avec le bon filtre, surtout dans les situations où les signaux à décrypter sont trop nombreux. Je perçois une gêne, une colère, une tristesse, sans toujours savoir ce qui l’a provoquée, car il y a trop de causes possibles. Parfois, m’expliquer simplement les choses m’aidera bien plus qu’un regard fuyant qui va me perturber et me faire « dérailler » davantage – qu’on me dise plus clairement « Ce n’est pas le moment », « Je n’ai pas envie d’en parler » si je lance la mauvaise conversation dans le mauvais contexte, qu’on me dise « Tu viens avec nous ? » alors que je me demande si ma présence est ou non souhaitée dans telle situation, ou qu’on m’explique gentiment que je ferais mieux d’éviter tel comportement dont la répétition finit par agacer. Depuis toujours, je ne demande qu’à apprendre et comprendre, mais le monde est parfois à mes yeux un endroit compliqué à décrypter.

En abordant le sujet avec mes proches, je crois que j’espérais une certaine indulgence de leur part, mais surtout leur confiance en ma capacité à progresser, pour que cessent les murmures amusés ou contrariés derrière mon dos et qu’on me rende la possibilité d’agir. C’est peut-être le plus dur, depuis que ce questionnement a commencé : l’impression d’être dépassée par ce qui m’arrive, par les limites que je me découvre et l’ampleur de ma propre étrangeté, et de ne pas réussir à reprendre les choses en main.

Bien sûr, tout ça n’est encore qu’hypothèse, et le processus menant au diagnostic sera très long. L’angoisse est là aussi : on peut très bien m’apprendre, dans un an ou plus, que je me suis trompée, et je me sentirai très bête. Mais j’ai l’intime conviction qu’il y aura au final un diagnostic quelconque ; si ce n’est le spectre de l’autisme, un autre trouble qui puisse se confondre avec lui. J’ai la certitude bien trop nette à présent que quelque chose chez moi n’est « pas tout à fait à sa place ». Au pire, j’aurai beaucoup appris non seulement sur moi-même, mais sur un sujet passionnant à étudier.

En revoyant récemment Blade Runner, j’ai été bouleversée par le fil d’intrigue consacré à la réplicante Rachael, androïde parfaite à qui l’on a fait croire qu’elle était humaine en lui injectant de faux souvenirs, et qui découvre soudain (au moyen d’un test d’empathie, autre détail troublant) qu’elle n’était pas ce qu’elle pensait. « Comment pouvait-elle ne pas savoir ? » s’étonne le privé Deckard. Tout le vertige est là : on peut passer une vie entière à ne pas se connaître, à se tromper dans la vision qu’on a de soi, de ses relations aux autres, de sa place dans le monde. J’ai bien ignoré jusqu’à 34 ans que j’étais attirée par les femmes – serait-il tellement plus absurde de me découvrir sur le spectre de l’autisme après 40 ans ?

Je ne cacherai pas que le bouleversement est violent et chaotique, au-delà du soulagement initial de trouver des réponses potentielles à tant de questions en suspens. Il faut à nouveau tout casser pour tout reconstruire, et revisiter quantité de vieux souvenirs douloureux ou embarrassants. Je me suis surprise à pleurer à chaudes larmes en repensant à cette prof de lycée qui m’avait humiliée en cours puis en conseil de classe au motif que je ne participais pas assez (et moi qui ne comprenais pas où était le problème, puisque j’étais bonne élève et ne faisais jamais de vagues – l’injustice est encore cuisante des années après).

Je ne souhaite, en écrivant ces mots, ni conseils, ni remarques acerbes sur la « mode de l’auto-diagnostic », ni sur le fait qu’il semble probable ou improbable que je sois sur le spectre de l’autisme. Ce questionnement-là n’appartient qu’à moi et à la psychiatre qui jugera de mon cas à partir de la fin de cette année. Je cherche surtout à retrouver prise sur une situation qui m’échappe et me chamboule, alors que je me vois glisser sur une pente qui m’effraie. Et pour moi qui ai toujours eu un rapport si complexe au langage, ces choses-là doivent une fois de plus passer par l‘écriture.

Alors écrivons.

 

NB : J’ai hésité à publier ces mots par peur des raccourcis hâtifs vis-à-vis du discours que je défends depuis deux ans autour de l’asexualité, de l’aromantisme et de la non-envie de couple. Que les choses soient bien claires : le cas de figure évoqué ici ne parle que pour moi-même. Je connais des personnes sur le spectre de l’autisme qui sont en couple, des asexuels neurotypiques, ce sont deux sujets bien distincts.

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