Blog : août 2011 - page 2

L’Adversaire

 

 

Parfois, l’univers semble conspirer pour vous pousser vers un auteur. Vous en entendez parler depuis des années, vous avez l’intention d’y jeter un œil plus tard, vous oubliez régulièrement. Et puis soudain, en l’espace de quelques semaines, le nom revient dans trois conversations différentes, et vous voilà ferré. D’Emmanuel Carrère, on m’avait surtout conseillé La Classe de neige, dévoré d’une traite le mois dernier, et L’Adversaire consacré à l’affaire Romand. J’ignore comment quelqu’un qui aurait déjà beaucoup lu sur le sujet recevrait la lecture de ce livre. Pour moi qui n’en connaissais que très vaguement les faits, ce fut l’équivalent d’un coup de poing à l’estomac.

 

L’histoire est parfaitement invraisemblable ; mais le pire, c’est qu’elle est vraie. En 1993, Jean-Claude Romand assassine son épouse, leurs deux enfants puis ses parents avant d’essayer en vain de se donner la mort. L’enquête révèle alors que sa vie tout entière n’était qu’une imposture. On le croyait chercheur à l’OMS, gagnant confortablement sa vie ; en réalité, il avait échoué à l’examen de la deuxième année de médecine, sans jamais l’avouer à personne. Il passera les dix-huit années suivantes à s’inventer de toutes pièces une vie, un personnage, un double idéal, devenus plus réels que sa véritable identité. Une fuite en avant qui se poursuivra jusqu’à ce que la peur d’être découvert le pousse au crime.

 

L’un des aspects les plus troublants de L’Adversaire, c’est le choix que fait Emmanuel Carrère d’adopter un regard subjectif, loin de s’en tenir simplement aux faits. Il ne s’en cache pas : l’histoire de Jean-Claude Romand le hante pour des raisons personnelles. Une question, en particulier, semble l’obséder : que pouvait-il se passer dans la tête de cet homme lors des heures qu’il passait seul sur des parkings ou dans les forêts du Jura, alors que tous le croyaient parti au travail ? Difficile de rester neutre face à cette histoire. Qui n’a jamais menti, ne serait-ce que par omission, pour ne pas perdre la face ? On ne comprend que trop bien les névroses ordinaires qui ont pu pousser Romand au premier mensonge. Ce qui terrifie, c’est l’ampleur du procédé et le moment où il devient un réflexe, un art de vivre, une identité même. Dès lors, le livre ne cesse de nous bousculer ; l’auteur ne sait lui-même quel point de vue adopter face à cette affaire, comme il s’en explique tout à la fin, et son trouble se transmet au lecteur. Qui est Jean-Claude Romand, en réalité ? Un pauvre type qui commence à mentir par lâcheté et ne sait plus comment s’en dépêtrer ? Ou un terrifiant cas psychiatrique : un homme qui s’est lui-même privé de toute identité et se soucie davantage, même une fois démasqué, de l’image qu’il donne aux autres que de l’ampleur de ses crimes ?

 

Un passage en particulier m’a bouleversée, lors de la reconstitution chronologique des meurtres. Romand a tué son épouse Florence la veille au soir. Ses enfants Antoine et Caroline se lèvent, il fait comme si de rien n’était, prépare leur petit déjeuner, regarde la télé avec eux. Il sait que ce sont les derniers instants qu’il passera avec eux avant de les tuer. Le moment venu, il fait en sorte qu’ils ne comprennent pas ce qui leur arrive. Le jour du procès, il craque en évoquant la mort de Caroline. On le sent alors réellement ébranlé par ce qu’il a fait. On éprouve un mélange d’horreur et de quelque chose qui ressemble presque à de la compassion. Mais le livre, un peu plus tard, détaille le portrait établi par les psychiatres en prison. Celui d’un « grand malade », d’un quasi-robot programmé pour ne donner aux autres que ce qu’ils attendent de lui, du moment qu’il ne baisse pas dans leur estime. Que penser alors de cette crise lors du procès ? Était-il sincèrement désolé ? Ou s’agissait-il encore du mensonge pathologique d’un homme devenu incapable d’éprouver des émotions sincères ?

 

L’Adversaire s’attarde aussi sur les autres : les proches, les amis, les survivants détruits par son mensonge. On ne peut que partager le désarroi de cet ami de longue date qui apprend que son meilleur ami lui a joué la comédie pendant vingt ans, et qui commence par refuser d’y croire. Comment admettre une vérité pareille ? Et comment, ensuite, continuer à vivre et réapprendre la confiance ?

 

On referme le livre complètement sonné, hanté par des images et des questions qui refusent de nous lâcher. Qu’est-ce qui serait le plus terrifiant, en fin de compte ? Que Romand nous ressemble tellement, ou qu’il nous soit à ce point étranger ? L’Adversaire ne tranche jamais. C’est ce qui lui donne une dimension réellement vertigineuse.

 

 

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"Kafka sur le rivage" : une poésie de la solitude

 

 

 

Une parenthèse avant d’entrer dans le vif du sujet : je croyais depuis quelque temps ne plus être capable de m’immerger dans un livre, ce qui désolait la lectrice boulimique que je suis depuis l’âge de mes premiers Martine. Après avoir dévoré coup sur coup La Classe de neige d’Emmanuel Carrère puis Kafka sur le rivage de Haruki Murakami, je commence à comprendre que ça ne s’applique en fait qu’aux livres de fantasy et de science-fiction – ce qui désole la lectrice de ces genres que je suis depuis mon premier Tolkien. Ça n’a rien à voir avec la qualité des livres, ni avec une lassitude liée à la pratique intensive des genres, d’autant que je prends toujours autant de plaisir à en traduire. Disons que le jeu consistant à se projeter ailleurs m’intéresse beaucoup moins ces temps-ci que celui consistant à se projeter dans la tête des autres pour voir ce qui s’y passe, et de quelle manière ils perçoivent et ressentent le monde. Ce qu’on peut aussi trouver dans la littérature de genre, mais pas avec le même langage, et je n’ai pas spécialement d’arguments pour appuyer ce qui n’est encore qu’un vague ressenti.

 

Kafka sur le rivage, donc. Ou les trajectoires croisées de Kafka Tamura, ado de quinze ans qui fuit le toit familial pour échapper à une terrible prédiction formulée par son père ; de Nakata, simple d’esprit qui parle aux chats et s’embarque dans une étrange mission dont il ignore tout lui-même ; d’Oshima, bibliothécaire de sexe indéterminé qui recueille Kafka ; et de Mlle Saeki, propriétaire de la bibliothèque, dont la vie s’est arrêtée à vingt-et-un ans suite à une perte insurmontable. Un étrange roman où il pleut des poissons, où l’on tombe amoureux des ombres du passé, où les rêves des uns deviennent la réalité des autres, où la frontière du réalisme et de l’onirique n’est jamais bien définie. Malgré tous ces éléments, je n’arrive pas à considérer ce roman comme un ouvrage de genre, tout comme j’avais du mal à voir La Route de Cormac McCarthy comme un roman de SF. Question d’approche et de distance, sans doute : le surnaturel est ici presque accessoire. Les histoires qui s’entremêlent dans ce roman sont aussi banales qu’elles sont extraordinaires, et c’est ce qui fait leur force.

 

Je repensais en cours de lecture au reproche que certains amateurs de genres font parfois à la littérature générale, soupçonnée de raconter des histoires banales – et si c’était justement ce qu’on y recherche ? Un regard peu ordinaire porté sur le monde ordinaire, qui nous en apprenne juste un peu plus sur toutes ces choses « banales » que sont la vie, la mort, l’amour ou encore l’insondable mystère des relations humaines ? Si je devais rapprocher Kafka sur le rivage d’une autre lecture récente, ce serait curieusement Mrs Dalloway. Je sais être en partie passée à côté du roman complexe de Virginia Woolf, mais je me souviens d’y avoir cueilli au vol des phrases qui étaient autant de fulgurances, quand les états d’âme de ses personnages touchaient à quelque chose d’universel. Ces moments tellement précieux dans une vie de lecteur où l’on se dit « J’ai déjà vécu ça, c’est exactement ça ». Comme le disait Moebius dans un documentaire sur Hayao Miyazaki (je cite de mémoire) : « Le génie, c’est de décrire quelque chose qui a toujours été là, mais que personne n’avait jamais vu. » C’est peut-être cette phrase, finalement, qui décrit le mieux la rencontre qui se produit avec la prose de Murakami.

 

Qu’est-ce que Kafka sur le rivage, en fin de compte ? Un roman sur la profonde solitude des êtres humains, et tous ces vides impossibles à combler ; sur l’étincelle qu’on ranime parfois dans la vie des autres, et qui est à elle seule une raison d’avancer ; un magnifique poème onirique qui fait vibrer quelque chose d’enfoui profondément en vous ; un roman d’une absolue légèreté, d’une absolue gravité et d’une intense mélancolie. Un livre, enfin, qu’on referme au bord des larmes sans bien savoir pourquoi, avec la seule certitude d’avoir fait une rencontre importante. Le roman est à l’image de la chanson du même titre citée dans le roman, composée par Mlle Saeki avant le drame : une suite d’images obscures reliées par une logique secrète, qui semble s’adresser directement à vous sans que vous ayez les mots pour le décrire.

 

Et c’est beau, tout simplement.

 

       

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