Une forme de prolongation de l’entrée précédente… Vieillir, c’est peut-être aussi atteindre l’âge où l’on commence à perdre ses proches en comprenant non seulement ce qui se passe et ce que ça signifie pour nous, mais aussi ce que ça signifie pour les autres. En l’occurrence, apprendre le décès d’un oncle qui n’avait pas soixante ans, et qui faisait partie de cette branche de la famille qui a quitté l’Italie dans les années 50 pour s’installer en France.
Le décès des grands-parents, dans l’enfance, c’est autre chose : on est trop jeune pour vraiment comprendre, et on se construit parfois des mécanismes de défense difficiles à défaire ensuite (ceux qui ont lu « Fantômes d’épingles », dans Notre-Dame-aux-Ecailles, comprendront peut-être de quoi je parle). Sans compter qu’on perçoit toujours ses grands-parents comme étant âgés par défaut. Ç’avait été un choc de découvrir adulte que ma grand-mère paternelle était morte si jeune, à cinquante-neuf ans.
Je n’avais revu mon oncle que deux fois depuis l’annonce de sa maladie. Je ne l’avais pris en photo qu’une seule fois, en janvier de cette année, juste après la naissance de sa petite-fille, et je tiens beaucoup à cette photo. Je ne garde paradoxalement de ces moments-là que des souvenirs chaleureux : des discussions sur la cuisine (quoi de plus normal quand on réunit une famille italienne ?) ou encore sur Assassin’s Creed dont il était fan. J’ai pas mal médité récemment cette citation de Graham Joyce, tirée de Mémoires d’un maître faussaire : « When someone dies – someone you love – the world is a changed place. A distinctive light has gone out of the world. Nothing puts the world back as it was. » Je ne l’ai jamais trouvée aussi juste.
Une hypothèse un peu saugrenue m’a traversée l’autre jour, et m’a semblé établir un lien entre des questionnements récents et des sujets déjà abordés ici même. Je farfouillais dans une série de vieilles photos de famille quand une citation d’un livre que je n’ai pas lu (The Go-Between de L.P. Hartley) m’est revenue : « The past is a foreign country: they do things differently there ». C’était exactement ça : je contemplais des photos d’autres gens, dans un autre pays, avec l’impression pour la première fois de comprendre cette phrase à un niveau viscéral. Le monde et le temps qu’ils habitaient n’étaient pas les miens, et eux étaient figés dans un passé encore vierge de tout un tas d’événements à venir.
J’ai connu pas mal de moments comme celui-là ces derniers mois : on tombe sur une phrase qui reflète très exactement un vécu ou un ressenti, comme si l’auteur avait lu nos pensées et trouvé les mots les plus précis pour les traduire. Je l’ai vécu avec Mrs Dalloway, plus récemment avec Kafka sur le rivage – j’allais ajouter T.S. Eliot mais lui a plutôt eu l’effet inverse, celui de me montrer la puissance insoupçonnée de la suggestion détachée de toute explication. J’adore ces petits instants où l’on se sent soudainement relié à quelque chose d’essentiel de l’expérience humaine. Quelque chose que tout le monde a vécu et que quelqu’un a soudain trouvé comment décrire.
D’où ma question : et si c’était ça, vieillir ? Comprendre de manière viscérale un nombre toujours croissant d’œuvres et de citations, y reconnaître de plus en plus son propre vécu, jusqu’à avoir exploré la gamme la plus vaste possible de l’expérience humaine ?
C’est peut-être une forme de « crise de la trente-cinquaine », mais ce questionnement-là me travaille pas mal. Plus le temps passe et plus je prends en grippe le vieux cliché trop souvent associé au rock, « vivre vite et mourir jeune », dont je parlais ici suite au décès d’Amy Winehouse. (Entre parenthèses, j’avoue être assez dégoûtée par l’hypocrisie des médias sur le sujet : ceux-là même qui lui crachaient dessus sont maintenant les premiers à faire ses louanges en couverture.) Les artistes qui m’intéressent le plus ne sont pas tellement ceux qui donnent tout dans leurs premiers albums puis épuisent leur talent ou lâchent carrément l’affaire, mais ceux qui savent vieillir. C’est une des raisons de l’admiration sans bornes que je voue à PJ Harvey, que l’on voit mûrir, tâtonner et grandir à travers ses albums : ce n’est pas à vingt ans qu’on peut écrire Let England Shake. Même chose pour toutes les formes d’expression, je crois : pour parler d’une autre œuvre qui m’a marquée, Nancy Huston non plus n’aurait pas pu écrire Dolce Agonia avant d’approcher de la cinquantaine. Dans une interview récente, Jesse Sykes, autre artiste à l’évolution passionnante, fustigeait les groupes de petits jeunots qui se vantent avec arrogance de faire « de la musique positive pour des gens positifs ». Le genre de propos qu’on tient à vingt ans avant que la vie ne nous apprenne que les choses peuvent mal tourner, répondait-elle en substance, ce que j’avais trouvé particulièrement bien vu.
Ce n’est pas qu’on soit plus intelligent à trente, quarante, cinquante ans qu’à vingt ; c’est qu’on commence à avoir vécu assez pour comprendre des notions qui ne s’intègrent qu’avec un peu d’expérience. La perception changeante du temps qui passe, la conscience de ce qui est propre à chaque époque qu’on traverse, le regard qu’on porte sur les relations humaines et beaucoup d’autres choses… Dans dix ou quinze ans, je trouverai sans doute ma vision actuelle du monde terriblement naïve, et je crois que c’est une bonne chose. C’est le signe qu’on grandit. Je suis de plus en plus persuadée qu’être adulte, ce n’est pas quelque chose qui se produit du jour au lendemain à un âge donné : ça s’apprend petit à petit, et c’est peut-être le cheminement de toute une vie. Peut-être simplement que certains sont plus doués pour ça que d’autres ? Ces derniers temps, j’enchaîne des rêves assez cocasses sur le sujet, où tout le monde me pousse vers l’âge adulte (symbolisé par un espace rien qu’à moi, voire par mon appartement actuel vu comme un endroit lumineux et douillet), et où je suis la seule à ne pas encore avoir compris que je peux l’investir tout entier. Ça viendra, j’espère – tout comme j’espère que l’écriture suivra le même chemin.
En écrivant sur le vieux cliché du rock un peu plus haut, je m’interrogeais sur un possible équivalent littéraire. Emily Brontë peut-être ? C’est vrai que Les Hauts de Hurlevent est assez rock’n’roll dans son genre. Certains considèreront sans doute que c’est, littérairement parlant, un destin assez enviable : ne publier qu’un seul roman, mais une œuvre coup-de-poing. Personnellement, je ne peux pas m’empêcher de me demander ce qu’aurait pu écrire une Emily Brontë de cinquante ans. Ni ce que le monde y a finalement perdu.
Retour en arrière de quelques jours après l’intermède Melancholia (dont l’image finale me tourne encore dans la tête 24h après). J’ai du mal à croire que je ne suis rentrée que depuis deux jours : cette semaine passée dans une bulle hors du quotidien me semble déjà lointaine. Au regret de devoir quitter cette chouette petite communauté que j’ai côtoyée une semaine a succédé le plaisir de retrouver l’ambiance de mon quartier, la lumière de mon appartement et les ronronnements de la minette. Je me suis rarement autant sentie chez moi que dans ce quartier que j’habite depuis maintenant deux ans. Pour la première fois, les retours de vacances sont aussi un plaisir.
En guise de cartes postales, quelques photos de plus prises sur l’île de Ré. Des images de Rivedoux-Plage et de Saint-Clément-des-Baleines ; un autoportrait pris dans ma chambre en compagnie de ma coloc féline ; et une photo d’espionnage industriel de l’atelier d’écriture. Pour l’anecdote concernant la photo du miroir, je portais mon T-shirt Let England Shake alors que les émeutes londoniennes battaient leur plein. L’ironie ne m’est apparue que plus tard.
Soyons clairs, s’il y a un thème qui ne me parle pas en règle générale, c’est bien celui de la fin du monde. Sans doute parce qu’il est souvent associé à un type de film catastrophe dont je ne suis pas très cliente. Mais la fin du monde en huis clos filmée par Lars Von Trier sous un titre énigmatique, c’était assez intriguant pour tenter le coup. D’autant que la bande-annonce, toute imprégnée d’une espèce de vague angoisse lancinante, m’avait fait pas mal d’effet. En sortant de la projection, je ne savais pas dans quelle mesure le film avait répondu à mes attentes, mais le moins qu’on puisse dire est qu’il m’a réconciliée avec Lars Von Trier – après avoir adoré Breaking the waves et la série The Kingdom, j’avais jeté l’éponge après la double déception de Dancer in the dark et des Idiots.
Drôle de film que ce Melancholia. Par sa construction, d’abord, qui juxtapose deux parties extrêmement différentes et reliées très lâchement entre elles. Dans la première, Claire (Charlotte Gainsbourg) organise le luxueux mariage de sa sœur Justine (Kirsten Dunst). Tout est calculé à la perfection, mais tout se délite peu à peu. Les mariés arrivent en retard, les rancunes familiales ressurgissent lors des discours et Justine, dépressive, commence à perdre pied, incapable de continuer à sourire et à mentir aux convives. Dans la deuxième partie, Claire et son mari John (Kiefer Sutherland) accueillent Justine qui a sombré pour de bon dans la dépression. Claire est angoissée : une planète baptisée Melancholia approche de la Terre et risque d’entrer en collision avec elle dans quelques jours à peine.
Peut-être qu’une partie de la fascination qu’exerce le film tient à ses ellipses frustrantes. On regrette à plusieurs reprises que certains thèmes ne soient pas exploités davantage, avant de comprendre qu’ils le sont peut-être finalement en creux. Comme par exemple le lien évasif entre ces deux parties, entre les deux thèmes du film : la dépression et la fin du monde. Deux moments où l’on cesse de jouer une comédie à la mécanique trop bien huilée, soudain devenue absurde. D’un côté, les convives du mariage qui souhaitent à Justine d’être heureuse, qui disent la trouver radieuse alors qu’elle ne l’est manifestement pas ; de l’autre, les apparences auxquelles Claire, en bonne mère de famille pragmatique, s’accroche jusque au bout… Autant de liens qu’on établit après coup, alors que leur absence nous avait un peu déçu sur le moment.
De la même manière, on est déstabilisé de voir le film adopter le point de vue de Claire dans la deuxième partie, alors que la première semblait poser Justine comme personnage central. Elle semblait pourtant tout indiquée pour nous faire vivre de l’intérieur la fin du monde : ce n’est pas un hasard si la planète Melancholia porte le nom du mal qui l’afflige. Il semble presque exister un lien ténu unissant Justine et cette planète. Mais l’inversion progressive des rôles rend finalement le film plus poignant. Claire voit son monde si solide vaciller à l’approche de la planète, alors que Justine qui semblait si fragile, incapable de fonctionner dans la société ordinaire des hommes, se révèle d’un calme impressionnant : elle est finalement la seule capable de regarder la mort en face.
Deux aspects m’ont particulièrement frappée par leur justesse, chacun associé à l’une des deux sœurs. Le premier, le plus inattendu peut-être, c’est la mise en scène de la dépression. Je parlais ici récemment de la difficulté à parler de dépression tant l’expérience est propre à chacun et impossible à partager. Mais il se passe ici quelque chose d’assez fort dans les séquences du mariage. Tout passe par de petits détails : les absences répétées de Justine, les regards lointains de Kirsten Dunst, l’éloignement progressif au sens propre comme au figuré. Je crois que tous ceux qui ont connu un jour un état dépressif reconnaîtront là quelque chose de très vrai. Le cinéaste et son actrice parviennent à montrer avec une grande subtilité la muraille qui sépare le dépressif de ceux qui l’entourent. Il faudrait être heureux, interagir avec les autres, être là tout simplement, mais les sourires sonnent faux et les silences ou les larmes prennent progressivement le dessus. Le film réussit à toucher du doigt cet état particulier ainsi qu’à montrer les tensions qu’il peut provoquer dans les interactions humaines.
L’autre aspect, plus attendu compte tenu du sujet, c’est la trouille absolue face à l’imminence de la fin. Cette émotion-là, c’est Charlotte Gainsbourg qui l’incarne et lui donne corps, jusqu’à la transmettre au spectateur. Comment se préparer, comment se résigner à l’impuissance, et tout simplement, comment attendre la fin quand on sait qu’elle est si proche, à cinq ou dix minutes de là ? La toute dernière partie du film est particulièrement éprouvante à cet égard. Je le disais plus haut, je n’aime pas les fins du monde, mais celle-ci est terrible – et d’autant plus terrifiante que la cause de cette fin est visible à l’œil nu en plein ciel. Melancholia n’est peut-être pas un chef-d’œuvre, mais c’est un film qui commence par vous décevoir légèrement et finit par vous secouer vraiment. Et qui appelle à une deuxième vision pour traquer à nouveau les liens indéfinissables qui en unissent les thèmes et les personnages.
Je constate régulièrement que tout le monde n’associe pas le même sens aux mots « vacances ». Pour pas mal de gens, c’est lié avant tout à un changement de décor (assez loin si possible). De mon côté, j’appelle « vacances » une période d’une semaine ou plus sans travail, même si je la passe chez moi. Je ne sais toujours pas quel nom donner à ces périodes où je déplace mon bureau de traduction chez la famille ou les amis (en écrivant cette phrase, je me vois en train de replier un bureau façon maison pliable de Tex Avery pour le ranger sous une pile de vêtements au fond de ma valise). Semi-vacances ? Résidence de traduction ? Pas « vacances » en tout cas, qui sont associées pour moi au fait de pouvoir dormir tard ou glander selon l’envie du moment sans devoir se soucier des horaires.
Un concours de circonstances imprévu m’a permis cette année d’installer mon bureau pour une semaine sur l’île de Ré, dans une grande maison familiale remplie de gens de bonne compagnie. J’ai failli jouer les remplaçantes dans le cadre d’un atelier d’écriture, finalement non, mais j’ai tout de même eu la possibilité de loger sur place. L’ambiance de colonie de vacances pour adultes me rappelle d’excellents souvenirs du colloque de Cerisy il y a quelques années. Le plaisir de se caler sur le rythme d’autres personnes l’espace de quelques jours, de partager les repas, les activités, la cuisine et les tâches ménagères. Pendant que les autres écrivent, je partage mon bureau entre une chambre tranquille et un grand jardin parfois ensoleillé. Le reste du temps, tout se fait en commun. Virées à la plage, barbecue, pétanque avant l’apéro, découverte d’un glacier qui propose des parfums assez étonnants (orange/cannelle et banane flambée sont à tomber par terre), voire carrément improbables (huître et pomme de terre). Même le temps a eu le bon goût de faire coïncider deux belles journées avec les créneaux prévus pour les balades. Sans parler des moments passés à sympathiser avec les deux chats de la maison. De quoi avoir presque l’impression, finalement, d’être réellement en vacances. De quoi aider aussi un peu à digérer de mauvaises nouvelles apprises au moment du départ, parce que la vraie vie et ses tracas ne s’arrêtent pas pendant les congés, mais ceci est une autre histoire.
Album photos plus conséquent à venir, quand j’aurai retrouvé mon PC fixe et que je pourrai les retoucher autrement qu’à l’arrache sur mon portable.
Le glacier La Martinière, à La Flotte, grand bienfaiteur de l’humanité.
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