Le diagnostic a été officialisé il y a quelques jours, mais dans mes tripes, je savais depuis plus d’un an : Trouble du Spectre de l’Autisme, selon le DSM-V, ou Syndrome d’Asperger pour le DSM-IV. L’attente a été longue. Il s’est écoulé un an et trois mois depuis qu’on m’a appris que je présentais des signes laissant penser que je me trouvais peut-être sur le spectre de l’autisme. Et dix mois depuis que j’ai commencé à passer les premiers coups de fil pour tenter d’obtenir un diagnostic. Dix mois qui ont comporté pas mal de tâtonnements, de recherches pour trouver les bonnes personnes, de coups de fil et d’attente de réponses, de rendez-vous éloignés dans le temps, d’attente, encore d’attente. Dix mois d’incertitude, c’est long, mais ce n’est rien comparé aux gens qui doivent patienter jusqu’à trois ans en passant par les Centres de Ressources Autisme ; j’ai fait le choix de consulter en libéral pour gagner du temps, mais à mes frais, bien sûr. L’ensemble des démarches m’a coûté un peu plus de mille euros au total. Tout le monde n’en a évidemment pas les moyens. Attendre très longtemps ou payer très cher : voilà la situation relative à l’autisme actuellement, en France et dans d’autres pays.
Mon histoire est tout à fait banale. Il y en a des centaines, des milliers comme moi, qui n’ont pas été diagnostiqués dans l’enfance, parce que les connaissances n’étaient pas suffisantes alors. Qui ne l’ont pas été adultes ensuite, parce que le sujet est encore mal connu, parce qu’on a appris à se camoufler pour fonctionner au milieu des autres, parce qu’on nous trouve peut-être bizarres, décalés, à côté de la plaque, mais qu’on ne correspond pas à l’image que la plupart des gens, y compris beaucoup de médecins ou de psys, se font d’une personne autiste. Les gens appartenant au spectre représenteraient tout de même, ai-je lu, 1% de la population – le spécialiste Tony Attwood avance le chiffre d’une personne sur soixante-huit. Et beaucoup de gens concernés ne le savent pas – dont beaucoup de femmes, paraît-il, qui seraient largement sous-diagnostiquées.
Je ne peux pas m’empêcher de trouver vertigineux qu’en quarante ans, aucun médecin, aucun psy ne m’ait jamais mise sur cette piste. C’est par une conversation privée que je l’ai appris ; je pourrais encore très bien l’ignorer aujourd’hui et continuer à me demander sans fin pourquoi mes relations avec les autres sont si compliquées, pourquoi je ne fonctionne pas comme eux à tellement de niveaux, pourquoi je suis épuisée en permanence. Pourtant, les signes étaient flagrants, comme je l’ai découvert quand j’ai commencé à me documenter sur le sujet et ressenti une impression de familiarité écrasante. Je présente le profil typique d’une femme Asperger, mais personne n’a rien vu. Personne ne m’a aidée.
Une forme de ressentiment a émergé à mesure que je me documentais. L’impression qu’on m’a laissée me débattre avec des choses qui me rongeaient petit à petit mais que les professionnels n’écoutaient pas, parce que rien ne semblait coller à des schémas connus. On m’a laissée m’épuiser à essayer de fonctionner « comme tout le monde ». On m’a laissée me prendre des murs et m’en relever tant bien que mal. On m’a caché le mode d’emploi qui m’aurait permis de mieux vivre avec les autres. Toutes les réponses à mes questions, littéralement, je les ai trouvées quand j’ai commencé à lire par moi-même sur le sujet de l’autisme. Tout était écrit noir sur blanc, il suffisait de savoir où chercher.
J’ai lu à plusieurs reprises une idée qui m’agace beaucoup, selon laquelle certains psychiatres hésiteraient à poser un diagnostic d’autisme par peur que l’étiquette « n’enferme » leur patient. Je ne peux évidemment pas savoir à quoi ressemble la vie d’une personne diagnostiquée dans l’enfance, ni dans quelle mesure la mienne aurait été différente dans ce cas de figure. Je peux témoigner en revanche que l’absence de diagnostic fait des dégâts. L’enjeu n’est pas tellement pour moi, comme semblent le croire des gens de mon entourage, d’accepter d’être différente ; j’ai déjà fait ce chemin-là depuis un moment. La question se pose de manière beaucoup plus concrète dans mon quotidien : c’est celle d’une forme de handicap invisible, difficile à reconnaître soi-même et à faire entendre aux autres.
Pendant plus de quarante ans, j’ai ignoré que mes limites n’étaient pas les mêmes que celles de la plupart des gens. Je me suis usée à tenter de m’adapter, de les imiter, de calquer mon rythme sur le leur. J’ai connu plusieurs burn out dont le dernier, en 2014, a véritablement cassé quelque chose en moi. Je me fatigue désormais à une vitesse qui m’effraie moi-même : je ressemble à ces vieilles batteries usées qui se vident d’un coup et mettent une éternité à se recharger. Il m’est assez compliqué, actuellement, de passer une journée entière au contact des gens sans pouvoir m’isoler quelques heures. Il n’y a pas une seule décision que je prenne dans une journée qui ne soit calculée minutieusement en fonction de mon état de fatigue et de la nécessité de m’isoler pour me reposer, d’espacer mes interactions sociales, de rester parfois plusieurs jours de suite sans voir personne. Sans compter que je sais être d’une bien meilleure compagnie pour les autres quand je suis reposée : ma capacité à faire la conversation ou à m’intégrer dans un groupe décroît avec la fatigue.
De l’extérieur, on doit parfois me trouver maniaque dans ma façon d’organiser mes activités, ou se dire que j’exagère ; en réalité, l’expérience m’apprend que je surestime souvent mes capacités, et je m’effondre ensuite quand je me retrouve loin des regards. La psychologue spécialisée qui m’a fait passer les tests m’a confirmé que mon approche était la bonne – et, en réalité, la seule possible : espacer, calculer, anticiper, chaque jour. « La fatigue ne signifie pas la même chose que pour les neurotypiques », m’a-t-elle dit ensuite ; je ne le sais que trop bien.
Ce n’est pas si facile d’accepter de ne plus pouvoir vivre comme on le faisait avant, comme le font nos amis autour de nous. Certains tiquent quand je prononce le mot « handicap » et cherchent à me rassurer, en minimisant mes difficultés sans bien s’en rendre compte – et c’est un mot que j’utilise avec des pincettes et de grandes précautions, car je sais qu’il recouvre chez d’autres des réalités beaucoup plus lourdes, et que j’ai la chance immense d’avoir pu mener à peu près la vie que je voulais, chance que tout le monde n’a pas. Mais je ressens vraiment actuellement, au quotidien, l’impression de vivre avec une forme de handicap qui m’oblige à beaucoup de choix et de renoncements, qui me limite dans mes activités, qui m’empêche de voir mes proches à moitié aussi souvent que je le voudrais, qui ne me permet pratiquement plus de voyager. Pour moi, l’enjeu est surtout là.
J’éprouve une forme de colère à cette idée (ou ce qui tient lieu de colère chez moi, car c’est une des émotions que j’ai du mal à ressentir). Si on m’avait appris plus tôt où étaient mes limites, peut-être que la fatigue n’aurait pas pris ces proportions. Peut-être que je serais en meilleure forme aujourd’hui. Et avec l’acceptation du diagnostic, viendra aussi celle de l’idée que je ne reviendrai jamais à un niveau d’énergie « normal ». Je ne guérirai jamais de cette fatigue, il faudra faire avec, et trouver comment le faire comprendre aux autres.
La démarche de diagnostic a été importante pour moi sur un deuxième plan. Au cours du long parcours et des divers rendez-vous, j’ai eu la chance (à une notable exception près qui a fait très mal sur le moment) de tomber sur les bonnes personnes. J’ai découvert alors qu’il y a une vraie douceur à être entendue, écoutée, prise au sérieux par des spécialistes qui ne s’étonnent de rien de ce que je leur raconte, parce qu’ils connaissent tout ça par cœur. Le soulagement intense que j’en ai éprouvé chaque fois m’a appris à quel point je n’en avais pas l’habitude. C’est comme si, pour la première fois de ma vie ou presque, je parlais la même langue que les professionnels qui me font face (je mettrais à part ma thérapeute actuelle qui fait un travail formidable mais dont le rôle n’a jamais été de poser un diagnostic). Chez beaucoup d’adultes Asperger identifiés tard, on retrouve un même parcours d’errance médicale. J’ai souvent éprouvé face aux médecins l’impression de ne pas être entendue, parce que je ne rentrais jamais dans les cases, parce que je consultais souvent « pour rien » et que mon corps refusait de donner des informations précises. Au point que je finissais moi-même par me prendre à moitié pour une affabulatrice ou une hypocondriaque. Pourtant, j’ai toujours senti intuitivement que quelque chose « n’allait pas » et je n’arrivais ni à le comprendre, ni à le faire entendre. C’est désormais chose faite. Et cette reconnaissance-là est importante pour se construire.
J’ai surnommé 2019 « l’année suspendue » : celle d’une attente sans fin et d’un parcours qui a été long, compliqué, qui a remué beaucoup de choses qu’il me reste encore à digérer – mais un chemin nécessaire et salutaire. Voilà, les mots sont prononcés. J’ai enfin trouvé l’endroit où je suis chez moi, où l’on parle ma langue. Je peux reprendre le cours de ma vie. Et tenter d’écrire sur tout ce que j’ai appris au cours de cette étrange année suspendue.
PS : Pour ceux qui souhaiteraient lire davantage sur le sujet, j’avais déjà consacré l’an dernier un premier billet à ce questionnement alors en cours, intitulé “Le vertige du réplicant”.