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“Girls Rock” (Sophie Rosemont)

(Cet article est initialement paru sur Le Cargo. Pour ceux que le sujet intéresserait, l’ensemble de mes chroniques pour le webzine est accessible ici.)

On s’en voudrait presque d’émettre quelques réserves sur cet ouvrage tant il s’agit d’un projet auquel on aimerait adhérer pleinement, et d’une initiative qu’on ne peut que saluer : remettre les femmes à leur juste place dans l’histoire du rock, trop souvent écrite par et à travers les hommes. Intention salutaire et nécessaire, aujourd’hui plus que jamais : en 2019, on entend encore beaucoup trop d’artistes évoquer les difficultés qu’elles rencontrent pour exister autrement que dans l’ombre des hommes, pour être reconnues comme créatrices à part entière plutôt que muses ou « chanteuses du groupe » ne connaissant rien aux aspects techniques, matériels ou financiers, et on sait combien les femmes restent minoritaires parmi les producteurs, directeurs de label – ou chroniqueurs musicaux, comme Sophie Rosemont, journaliste pour Rolling Stone, Paris Match ou Les Inrocks, le fait remarquer elle-même dans les remerciements de son ouvrage.

Les femmes à leur juste place

On s’en voudrait presque, donc, d’avouer que Girls Rock nous a à la fois enthousiasmés et pas totalement convaincus, nous laissant sur une double impression difficile à démêler. L’ouvrage a d’indéniables qualités, mais quelques points nous auront fait tiquer. Commençons par évoquer le positif : il se dégage de cette lecture une impression de grande générosité et une indéniable envie de partage et de transmission. De toute évidence, Sophie Rosemont se passionne pour le sujet, elle aime profondément les artistes qu’elle évoque, et cette admiration transpire de toutes les pages. Les musiciennes évoquées sont nombreuses et très variées, que ce soit en termes d’époque, de style musical ou de place généralement reconnue dans l’histoire du rock. On navigue à travers le temps, des pionnières Sister Rosetta Tharpe ou Bessie Smith à des artistes actuelles comme Angel Olsen ou Anna Calvi ; on revisite l’histoire des légendes Janis Joplin, Siouxsie Sioux, Nina Hagen ou Joni Mitchell comme on (re)découvre des parcours moins connus (Gladys Bentley ou Valérie Lagrange) ; la scène francophone n’est pas oubliée avec des pointures aussi diverses que Catherine Ringer, La Grande Sophie, Catherine Ribeiro ou Edith Fambuena.

En guise d’intermèdes, Girls Rocks invite de jeunes musiciennes actuelles à parler d’artistes qui les ont marquées, à travers des témoignages toujours touchants : Jeanne Added évoque l’écoute de Hole avant l’écriture de son premier album, là où Lou Doillon raconte une rencontre émue avec Patti Smith. Girls Rock fait le choix d’une construction thématique plutôt que chronologique, abordant le sujet sous plusieurs axes : les cavalières en solitaire (Kate Bush, Dolly Parton, PJ Harvey), les femmes fatales (Nico, Grace Slick, Stevie Nicks), les engagées (Joan Baez, Tori Amos, Liz Phair), celles qui se battent pour des questions d’identité de genre (Anohni, Beth Ditto, k.d. lang), ou encore celles au destin tragique (Amy Winehouse, Mama Cass, Dolores O’Riordan). Construction qui rend la lecture dynamique et vivante mais parfois un peu brouillonne lorsque les portraits, trop courts, s’enchaînent un peu vite. On éprouve parfois la frustration de ne pas s’attarder plus longuement sur certains de ces parcours, mais c’est la limite inévitable de l’exercice. Le livre replace chaque carrière dans son contexte plus global, dessinant en filigrane les évolutions sociétales – depuis l’évocation de la révolution des riot grrrls à Debbie Harry expliquant qu’à l’époque de son succès, Patti Smith et elle étaient les deux seules femmes du rock.

Intentions et interprétations

Venons-en maintenant à ce qui nous a gênés, en insistant sur le côté subjectif de cette réaction. Peut-être attendions-nous un ouvrage plus proche d’une encyclopédie de référence, davantage tendu vers une quête d’objectivité, mais il nous a semblé parfois que certains points de vues, certaines affirmations étaient sujets à caution, que ce soit dans l’interprétation des paroles, les suppositions quant au thème d’un album ou, de manière plus générale, l’explication donnée à la démarche de certaines artistes, parfois contredite par des interviews que nous avons pu lire ailleurs. Ainsi, on peut se demander si l’intention de Courtney Love, lorsqu’elle écrit « Violet », est réellement, comme on l’affirme ici, d’ordonner aux femmes d’apprendre à dire non – « Violet » ressemble plutôt à l’exorcisme d’une expérience personnelle qu’à un message adressé aux autres femmes (il est généralement supposé qu’il s’agit d’une chanson de rupture, ce que Courtney Love elle-même semble avoir déjà confirmé). À plusieurs reprises, il nous a semblé que les faits étaient légèrement tordus dans le but de coller à un discours pas forcément conforme à la réalité.

Par ailleurs, on avouera, en lisant les fiches consacrées à nos artistes préférées, ne pas les avoir nécessairement reconnues dans le portrait qui en était brossé. Les parties consacrées à PJ Harvey, dont votre matelote est une grande fan de longue date, nous ont notamment posé problème à plusieurs titres. D’une part, on peut s’étonner de la voir présentée comme une militante féministe acharnée dès ses débuts, quand on se rappelle au contraire qu’elle refusait farouchement l’étiquette à l’époque de Dry et Rid of Me, affirmant que le mouvement ne la concernait pas et ne l’intéressait pas. On peut effectivement choisir d’entendre ses premiers albums sous un angle féministe, tout comme on peut davantage y entendre l’expression intime d’un profond trouble existentiel – mais au final, chacun de ces points de vue n’est que spéculation. Il peut être tentant de voir en PJ Harvey une figure féministe importante, de par le modèle qu’elle a imposé et l’expression unique de la sexualité dans sa musique, mais en réalité, son rapport à ces questions-là était beaucoup plus trouble à ses débuts, ce qu’il aurait été plus honnête de préciser (contrairement à son engagement politique de ces dernières années qui, lui, est clairement revendiqué et que le livre mentionne très justement).

Portraits et subjectivité

Il nous a semblé par ailleurs relever quelques erreurs factuelles ou affirmations sorties de nulle part. L’ouvrage présente ainsi comme un fait avéré une relation avec Vincent Gallo qui n’a jamais été qu’une rumeur, et décrit Is this Desire ? comme le récit de la relation de l’artiste avec Nick Cave. Or, non seulement PJ Harvey ne s’est jamais exprimée dans ce sens, mais cette affirmation semble contredite par la matière même de l’album, qui se présente comme une suite d’histoires consacrées à des personnages féminins fictifs, toujours désignées par leur prénom. Quitte à spéculer, on peut éventuellement y deviner la figure de Sainte Catherine ou des références littéraires (« Joy » est souvent considérée comme inspirée par une nouvelle de Flannery O’Connor), mais on voit mal où pourrait bien être la place de Nick Cave dans tout ça.

Pour parler d’une autre artiste que nous admirons depuis longtemps, si l’on se réjouit de voir inclure Suzanne Vega souvent oubliée à tort dans ce genre de panoramas, on s’étonne de la voir réduite à une dimension solitaire qui n’est pas forcément le trait le plus saillant du personnage ni de sa carrière – et quitte à insister ailleurs sur la dimension féministe présente chez beaucoup d’artistes, le sujet aurait pu être creusé ici (on se rappelle notamment « I’ll Never Be Your Maggie Mae », réponse ironique à la dimension sexiste de la chanson de Rod Stewart, ou « Edith Wharton’s Figurines » sur la peur mortifère du vieillissement). Le choix d’un classement thématique oblige fatalement à mettre l’accent sur certains traits plutôt que d’autres, mais on en ressort avec l’impression que les portraits ne sont pas toujours très représentatifs, au point qu’on se demande ensuite en cours de lecture à quelles affirmations on peut se fier ou non pour les artistes dont on connaît moins bien le travail.

Déclaration d’amour

Ce genre de réaction est sans doute inévitable avec un tel ouvrage, qu’on aborde forcément avec sa propre subjectivité, son propre rapport au sujet, sa propre histoire intime avec les albums évoqués. Les quelques erreurs relevées nous ont surpris dans le sens où Sophie Rosemont semble très bien connaître la carrière des artistes évoquées, et en a d’ailleurs interviewé un certain nombre, mais on peut ne pas partager ses interprétations quant à leurs intentions. Reste qu’au final, il s’agit d’un ouvrage passionnant qu’on dévore d’une traite et qui donne de furieuses envies d’écoute – on se surprend ensuite à farfouiller dans la discographie des artistes qu’on connaît moins (votre matelote a passé hier quelques heures à creuser avec bonheur du côté de Sleater-Kinney, Joan Jett et Suzi Quatro). On ne peut au final que saluer la démarche militante, malheureusement toujours nécessaire, qui a donné naissance à cet ouvrage et, à condition de garder un certain recul face aux faits énoncés, on prend un grand plaisir à s’immerger dans cette lecture et à suivre les pistes qu’elle nous ouvre. Girls Rock est avant tout une sincère déclaration d’amour aux femmes qui ont fait l’histoire du rock, et un livre où transparaît un enthousiasme terriblement contagieux.

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“Dialectique de la pop” (Agnès Gayraud)

(Cet article est initialement paru sur Le Cargo. Pour ceux que le sujet intéresserait, l’ensemble de mes chroniques pour le webzine est accessible ici.)

De cet ouvrage théorique d’Agnès Gayraud (évoquée jusqu’ici dans nos pages pour son travail sous le nom de La Féline), nous ferons ici une chronique plus superficielle et sans doute un peu moins rigoureuse qu’il ne le mériterait. Ce qui, en creux, reflètera surtout notre expérience personnelle de lecture – ou de première lecture, devrait-on dire, car il semble aller de soi, au moment de refermer ce livre, que nous sommes loin d’en avoir terminé avec lui. Ce n’est pas le genre d’ouvrage dont on se débarrasse sitôt achevé, mais l’un de ceux que l’on garde en bonne place sur son étagère pour revenir y piocher plus tard.

Réflexion et candeur

Au commencement, Dialectique de la pop intimide. Une chronique radio exprimait récemment (tout en saluant l’ouvrage comme « une somme » incontestable) la possibilité de passer à côté de certains aspects si l’on ne possède pas les clés nécessaires, sur un plan musical (ce qui ne fut pas notre cas) ou sur le plan du raisonnement théorique – qui nous a effectivement donné un peu plus de mal, principalement par manque de familiarité avec ce type d’ouvrage. Cela étant, il existe autant de façons d’aborder ce livre qu’il y a de lecteurs. Plutôt que de suivre rigoureusement le cheminement théorique qui le structure, nous avons préféré nous laisser porter par la lecture, picorer tel passage, telle idée, telle anecdote au gré des envies, quitte à revenir creuser le sujet plus tard.

On ne prétendra pas avoir appréhendé chaque ligne de chaque page d’un ouvrage aussi dense et volumineux, mais cette densité même force le respect – on n’ose imaginer la quantité de travail qu’il a dû nécessiter. C’est aussi qu’on sent ce livre nourri de l’expérience et du savoir amassés au fil des ans par quelqu’un que le sujet passionne depuis toujours. Tour à tour philosophe, musicienne et chroniqueuse musicale pour Libération, Agnès Gayraud s’applique depuis longtemps à démonter une idée reçue qui voudrait opposer l’étude théorique d’une forme d’art ou de divertissement et le plaisir plus viscéral qu’elle nous procure. On peut tout à fait, disait-elle déjà à travers les albums de La Féline, réfléchir sur la pop tout en la pratiquant avec une candeur et une passion intactes. Idée qui traverse ce livre comme un fil conducteur : on se trouve ici face à un ouvrage érudit où un amour profond et contagieux pour la musique suinte à chaque ligne.

Un art de paradoxes

Dialectique de la pop se présente comme une réponse aux théories de Theodor W. Adorno, philosophe et musicologue allemand du XXème siècle auquel Agnès Gayraud consacra sa thèse et qu’elle évoque ici sous l’amusant surnom de « hater hyperbolique », convaincu qu’il était de la médiocrité intrinsèque du format pop. À l’austérité de la vision d’Adorno, elle en oppose une autre faite de rigueur mais aussi de bienveillance et de générosité. Une vision dépourvue de tout élitisme, qui brasse un spectre musical très large : du flamenco à la musique cajun, de Rihanna à La Nòvia, de Joni Mitchell à Method Man, de Van Halen à Kurt Weill. Les artistes ne sont pas cités ici en fonction de leur importance objective dans l’histoire de la musique, mais de ce qu’ils illustrent de la réflexion en cours. L’ouvrage brosse un portrait de la pop en l’abordant à travers des questions esthétiques, historiques ou plus techniques : ici la façon dont l’enregistrement (et non pas l’écriture elle-même) fixe une œuvre pop comme version canonique ; là le difficile équilibre entre quête de sincérité et soif de succès ; ailleurs le paradoxe illustré par la chanteuse de country Loretta Lynn dont les chansons se nourrissent de son histoire de fille de mineur alors même que le succès l’en éloigne (ou le « paradoxe du hillbilly » auquel se heurtent certaines œuvres folk et qui donne son titre à l’une des parties les plus intéressantes du livre). Les questions de l’authenticité, de la part de naïveté ou de cynisme, du rapport au progrès et à l’histoire même du format, sont quelques-unes des nombreuses facettes évoquées ici.

L’expérience de lecture de chacun dépendra évidemment de son propre lien avec les musiques évoquées ; ainsi votre matelote aura-t-elle particulièrement apprécié les références à ABBA qui reflètent son propre rapport ambivalent à leurs chansons. Chez un groupe longtemps considéré comme ringard puis remis plus tard au goût du jour, comment dissocier la part de nostalgie embarrassante liée à nos souvenirs d’enfance, et la part d’appréciation plus objective de leurs morceaux ? Quelques-uns, nous dit Agnès Gayraud, survivent au regard critique de l’adulte en conciliant les deux (et de citer « The Winner Takes It All » sur laquelle nous la rejoignons).

Désir de transmission

Mais trêve de digression. Ce que nous retiendrons de cet ouvrage peut-être encore plus que le reste, c’est cet enthousiasme qui nourrit constamment la réflexion. Une approche aussi éloignée de celle d’Adorno qu’on puisse imaginer : ici, jamais de haine ni de mépris, mais un amour profond pour la musique et un désir sincère de transmission. On quitte ce livre avec l’envie furieuse d’aller découvrir quantité de morceaux que nous ne connaissions pas (de Beyoncé à Teenage Fanclub), puis de relire les passages qui leur sont consacrés. C’est un livre vers lequel on reviendra, sans aucun doute. Pour y piocher des anecdotes, pour mieux y cerner la réflexion globale qui nous a un peu échappé en première lecture. Et pour se laisser gagner par ce plaisir, cet appétit de musique, qui imprègnent chaque phrase et ravivent un peu le nôtre.

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“Grant & I” (Robert Forster)

(Cet article est initialement paru sur Le Cargo.  Pour ceux que le sujet intéresserait, l’ensemble de mes chroniques pour le webzine est accessible ici.)

 

C’est l’histoire d’un groupe pour qui rien n’a marché – ainsi pourrait-on, en schématisant à peine, résumer Grant & I. Un groupe capable d’écrire des chansons inoubliables, de celles qui vous marquent à vie, mais qui, par malchance, par mauvaises décisions, par incapacité à se plier aux demandes absurdes de l’industrie musicale, n’a jamais obtenu le succès auquel il pouvait légitimement prétendre. À la sortie du best of Bellavista Terrace en 1999, Robert Forster ironisait déjà en écrivant : « Ce disque aurait dû s’appeler Greatest Hits, sauf que nous n’en avons jamais eu aucun. »

La lecture de Grant & I est teintée d’une tristesse diffuse. Parce que l’on sait très bien comment se termine l’histoire : par la mort soudaine de Grant McLennan en 2006, qui met un terme brutal à la carrière du groupe alors même qu’il semblait promis à une forme de renaissance, après s’être séparé une première fois puis reformé à l’aube des années 2000. Mais aussi parce qu’une profonde impression de gâchis imprègne le récit. Nous ne sommes pas ici dans une de ces success stories qu’affectionne tant la mythologie du rock, dans laquelle tout artiste aussi méritant qu’obstiné finit par obtenir gloire et reconnaissance. Ce que raconte Robert Forster à travers sa rencontre avec Grant McLennan et de la création des Go-Betweens, c’est le versant le plus tristement banal de l’histoire de la musique, celui que connaissent tant d’artistes de talent. Une suite de rendez-vous manqués, de coups de malchance, d’ambitions tâtonnantes, de galères financières et d’incompréhensions face aux exigences d’une industrie qui ne demande pas tant aux artistes de se montrer sincères que de rentrer dans un moule étroit censé garantir le succès.

Fondé en 1977 à Brisbane où Forster et McLennan se sont rencontrés étudiants, le groupe erre d’Australie en Europe, de Londres à New York et Paris, cherchant les occasions sans savoir comment les provoquer, se voit ballotté de label en label, se prend des murs et affine sa voix, ses voix plutôt : seul maître à bord au départ, Robert Forster est sincèrement surpris lorsque son ami, auquel il a lui-même appris à jouer, se révèle un songwriter précieux dont la patte complète magnifiquement la sienne. Dans un passage touchant, il s’étonne de voir soudain son vieux copain de fac pondre un superbe « Cattle and Cane » dont il ne l’imaginait pas capable, inspiré par son enfance dans la campagne australienne. Ses chansons dévoilent une mélancolie que personne ne lui connaissait.

Grant & I, dans sa première partie qui évoque la jeunesse de Robert Forster à Brisbane, commence par décevoir légèrement. On peine au départ à entrer dans le récit, sans bien savoir si cette barrière tient à l’écriture – élégante, ironique et souvent drôle, mais distanciée – et à nos attentes formatées par la lecture d’autres mémoires de musiciens, ou si c’est Forster lui-même qui cherche sa voix et la juste façon de retranscrire ses souvenirs. Lorsqu’il relate leurs premières galères dans le monde de la musique, on est parfois frustré de le voir entrer si peu dans les détails – s’il raconte au détour d’une phrase que Nick Cave et Rowland Howard, à l’époque de Birthday Party, ont été leurs colocataires à Londres, il change aussitôt de sujet sans développer.

On comprend ensuite que c’est là, précisément, la voix du Robert Forster que l’on admire tant, celui que l’imagerie du groupe a figé dans le rôle d’un dandy un peu précieux à la plume cynique et littéraire, là où Grant McLennan serait plus terrien, plus en phase avec ses émotions – une idée reçue que le livre vient balayer à plusieurs reprises. De la même manière que la voix de Patti Smith chuchote à notre oreille pendant la lecture de Just Kids, c’est bien le Robert Forster des Go-Betweens qu’on retrouve ici dans chaque mot. Et l’absence de glamour dont il pare les anecdotes, pour surprenante qu’elle soit, brosse un tableau très réaliste de ce que peut être la vie d’artistes pour qui le succès n’arrive jamais. On éprouve un pincement lorsqu’il évoque la tension des années londoniennes où le groupe ne peut jamais mettre la musique en pause pour prendre des vacances, car ils n’en ont pas les moyens financiers – alors qu’ils viennent de sortir Liberty Belle and The Black Diamond Express et préparent Tallulah, c’est-à-dire au moment où ils ateignent pleinement leur maturité créative. Toute aura mythique que l’on pourrait associer aux Go-Betweens se voit ici sérieusement mise à mal.

Peu à peu, nos réserves initiales se dissipent et le livre devient passionnant. Sans doute nos impressions de lecture seront-elles liées à notre relation personnelle avec la musique du groupe ; découvrir la petite histoire d’un album qu’on a usé jusqu’à la corde apporte toujours une perspective intéressante. Ainsi apprend-on que l’aspect bancal de Tallulah (album toutefois plus attachant que Forster ne semble le croire) témoigne de frictions avec des producteurs cherchant à imposer des choix qui contredisent ceux du groupe – nous sommes dans les années 80 où claviers et boîtes à rythme deviennent « le » passage obligé pour être dans le coup, sous peine de créer une musique perçue comme ringarde. On découvre également que Robert Forster a mis des années à être satisfait de 16 Lovers Lane (pourtant unanimement perçu comme leur album le plus incontournable) car sa pop mélodieuse était à des lieues des ambitions plus rock de leurs débuts. On en apprend davantage sur les interactions (et tensions) au sein du groupe, notamment avec la batteuse Lindy Morrison et la violoniste Amanda Brown qui deviendront respectivement les compagnes de Forster et de McLennan. L’origine ou le sens caché de bon nombre de chansons nous est dévoilé en cours de route – si le sublime « Quiet Heart » de Grant McLennan est adressé à Amanda Brown, tout imprégné de l’euphorie du début de leur romance, « Twin Layers of Lightning » évoque la relation de plus en plus orageuse entre Robert Forster et Lindy Morrison, qui se sépareront peu après.

La dernière partie du livre est peut-être la plus prenante, mais aussi la plus poignante. Quelque chose semble se dénouer dans l’écriture de Robert Forster, et une émotion nouvelle affleure entre les lignes. La séparation du groupe en 1989, pour évidente qu’elle ait semblé aux deux amis, fait voler en éclats le couple que formaient Grant McLennan et Amanda Brown ; lui ne s’en remettra jamais vraiment. Ce que Forster dépeint alors, c’est la fragilité qu’il découvre chez son partenaire, sujet dès lors à de profonds accès de dépression, mais aussi une intimité nouvelle entre eux ; ils étaient le genre d’amis qui partagent tout sans jamais vraiment se livrer. Tout ce qui suit, l’évocation de leurs carrières solo, de leur reformation grâce aux Inrockuptibles, des magnifiques albums qui naissent alors, se teinte d’une inquiétude constante pour Grant, presque une forme de tendresse, mêlée de cette sévérité que les vieux amis qui se connaissent par cœur ont parfois l’un pour l’autre.

Mais c’est aussi qu’à ce stade du récit, un compte à rebours est enclenché. Le lecteur et le narrateur le savent, mais pas les protagonistes : Grant McLennan n’a plus que quelques années à vivre. Les promesses qui s’ouvrent au début des années 2000, la reconnaissance d’un nouveau public, les albums peut-être encore plus beaux que ceux d’avant la séparation, tout ça prendra brutalement fin. Il n’y a plus de distance ici, rien que de la tristesse et cette impression, là encore, de gâchis. Grant McLennan qui était une figure élusive dans la première partie du livre prend alors une autre dimension, celle d’un homme qui a vécu dans une fuite en avant perpétuelle et qui s’est lentement, discrètement, autodétruit. Une image assez peu conforme à celle que l’on pouvait avoir du personnage – j’avoue avoir été stupéfaite, et un peu remuée, d’apprendre qu’au moment du concert en duo absolument magique de juin 1999 au Divan du Monde, où l’occasion me fut donnée, avec un groupe de fans, de discuter longuement avec Grant, il se trouvait en pleine dépression suite à une rupture, lui qui m’avait semblé alors si calme et si serein, si accueillant.

Grant & I est un livre avant tout réservé aux fans des Go-Betweens, qui donne une furieuse envie de se replonger dans leurs albums, même ceux qui nous ont moins convaincus de prime abord (pour ma part le troisième et dernier d’après la reformation, Oceans Apart). C’est une lecture qui demande un peu de persévérance dans sa première partie mais vous en récompense largement ensuite. Elle nous rappelle que l’histoire des Go-Betweens ne ressemble à aucune autre, aucune de celles que nous lisons dans les livres sur les mythes du rock – en même temps qu’elle ressemble à celle de beaucoup trop d’autres artistes qui se sont cassé les dents sur les réalités de l’industrie du disque. C’est peut-être aussi dans cette dimension-là, cette banalité un peu sordide, que le livre est le plus marquant. Ces mythes-là sont trompeurs et il est bon que des voix comme celle de Robert Forster viennent régulièrement nous le rappeler.

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“Jordan: The Comeback”, 27 ans après

Cet article est initialement paru sur le webzine Le Cargo, dans le cadre d’une nouvelle rubrique intitulée “Cargo culte” où les rédacteurs se repenchent sur des œuvres qui les ont durablement marqués. Pour ceux que le sujet intéresserait, l’ensemble de mes chroniques musicales pour le webzine est accessible ici.

Il faut sans doute, pour avoir reçu de plein fouet l’impact de cet album, avoir eu 14 ans en l’an de grâce 1990. Un âge de transition où la curiosité s’éveille et où certaines rencontres vous marquent à vie parce qu’elles vous exposent à des concepts nouveaux pour vous. Cette année-là, mes oreilles encore novices, nourries de tubes estampillés NRJ ou Fun Radio, allaient croiser la route d’une chanson au refrain accrocheur souligné de chœurs célestes : « Looking For Atlantis ». Assez intriguée pour acquérir l’album dont il était tiré, j’allais y faire une découverte qui changerait à jamais mon rapport à la musique.

Car en cette lointaine année 1990, un musicien anglais nommé Paddy McAloon avait eu l’idée insensée de composer une chanson pop autour de Jesse James sur un rythme de boléro. J’ignorais jusqu’alors qu’une telle chose était possible. Il y avait la pop d’un côté, les musiques dites classiques de l’autre, chacune dans son enclos telles les vaches bien gardées ; du moins l’avais-je cru jusque-là. Et soudain, les frontières éclataient en m’ouvrant des perspectives infinies.

Mythes et promesses

Jordan : The Comeback ne s’appréhendait pas en un jour ; mais on avait tout le temps, en cette époque pré-Internet, d’apprivoiser patiemment chaque album acheté avec notre argent de poche. Deux choses m’avaient immédiatement parlé, et n’ont jamais cessé de le faire : une impression de foisonnement et une part de mystère. Je connais cet album à la nuance près mais je ne suis toujours pas sûre de le comprendre. Quelle bizarrerie était-ce donc là, un album concept divisé en quatre parties dont les thématiques floues ne devaient m’apparaître que bien plus tard ? Quatre thèmes informels formant deux blocs sur chaque face ; avant l’invention du walkman auto-reverse, il fallait retourner la cassette juste après l’enchantement de « Moondog ».

Le fil conducteur de la première partie m’échappe encore. La deuxième, qui exerce sur moi la fascination la plus tenace, convoque deux figures de légende : celle de Jesse James et celle, jamais nommée, d’un chanteur à succès devenu reclus qui médite un retour prochain, et qui doit sans doute beaucoup à Elvis. La troisième partie, la plus transparente, explore les relations amoureuses : l’aveuglement des amants éblouis (« All The World Loves Lovers »), la promesse d’un mariage, la naissance d’un enfant (« Paris Smith »). La quatrième semble parler de religion ou de spiritualité ; Paddy McAloon, jamais à court d’idées farfelues, y adopte tour à tour la voix de Dieu (« One of the Broken ») puis celle, poignante, d’un Lucifer déchu rêvant d’un retour en grâce (« Michael »).

Bulle d’univers

Il y avait tant de choses dans cet album. J’allais passer les années suivantes à explorer patiemment toute la discographie du groupe, mais je revenais toujours à celui-là. Il ne possédait sans doute pas la perfection mélodique d’un Steve McQueen où tout trouve sa juste place ; mais il me racontait tellement plus d’histoires. Il faisait se télescoper les genres musicaux, les références, jouait sur la narration et la déformation des voix : des chansons au format plus sage côtoyaient le fameux diptyque « symphonie/boléro » consacré à Jesse James, quand « Michael » s’ouvrait sur des chœurs grégoriens. Il semblait fourmiller de hors-champ et, partant de là, inviter au voyage, presque une quête initiatique.

Plus qu’un album pop classique, c’est une suite de tableaux qui finissent par créer une bulle d’univers. La deuxième partie, nimbée d’une aura de mystère, restera toujours celle qui m’appelle ailleurs. Je n’ai jamais pu réécouter « Moondog », « Jesse James Bolero » ou la chanson-titre sans que ne remontent aussitôt des souvenirs de départs en vacances familiales, collée contre la vitre avec mon casque vissé aux oreilles pour scruter les bribes de décor éclairées par les phares dans la nuit. La musique les teintait de ses propres couleurs, et ces instants-là n’appartenaient qu’à moi. Tout mon rapport à la musique, toute la dimension presque sacrée qu’elle possède pour moi, sont contenus dans ces souvenirs-là.

Tiroirs secrets

Aux multiples dimensions de cet album riche en doubles fonds et tiroirs secrets s’ajoutait une couche de mystère plus personnelle : ces paroles complexes aux enchaînements parfois obscurs. Il me faudrait étudier encore bien des années la langue anglaise avant de comprendre pourquoi les textes m’échappaient à ce point. Le vocabulaire y est souvent alambiqué, les référence opaques ; je doute de parvenir un jour à comprendre les paroles de « Don’t Sing », la chanson au texte étrange qui ouvre l’album Swoon. Nous avons tous connu adultes ces moments où le sens d’une chanson qui nous accompagne de longue date nous devient soudain très clair ; vingt-six ans plus tard, j’ai encore de ces minuscules révélations en écoutant la voix de Paddy McAloon.

Ses interviews, découvertes plus tard avec l’arrivée d’Internet, m’ont fourni certaines des clés manquantes. Les clins d’œil, tout d’abord, qui parsemaient l’album : ici Elvis ou Jesse James, là Jimi Hendrix (« Machine Gun Ibiza »), ailleurs Agnetha Fältskog, l’une des chanteuses d’Abba, objet d’une fascination adolescente de Paddy, sur le sublime « The Ice Maiden » – d’où le caractère bancal de certains passages, rédigés dans un anglais volontairement boiteux comme s’ils étaient écrits par des non-anglophones (de quoi transformer à jamais votre écoute des paroles d’Abba). Paddy McAloon est le genre de musicien à décider soudain d’écrire une chanson sur l’an 2000 pendant qu’il en est encore temps – c’est ainsi qu’est née « Carnival 2000 ». Le genre aussi à étaler sa culture et ses références à tout bout de champ, mais avec une forme d’élégance, de naïveté presque, de cocasserie parfois, loin de toute arrogance.

L’heure de l’apothéose

Sans doute les arrangements des albums de Prefab Sprout vieillissent-ils un peu mal ; mais la beauté et l’évidence des mélodies me saisissent encore chaque fois. Et la perfection du mariage entre la voix chaleureuse de Paddy et les chœurs angéliques de Wendy Smith n’a jamais, à ce jour, cessé de m’enchanter. Quand leurs timbres s’entremêlent en ouverture de « The Ice Maiden », on touche à quelque chose de sublime qui me donne immanquablement des frissons, aujourd’hui encore.

Ironiquement, j’ai découvert le groupe au moment de son apothéose. Allaient suivre sept années de silence ; mais comment succéder à un monument comme Jordan : The Comeback ? Il y eut d’autres moments de grâce plus tard, la découverte du premier extrait d’Andromeda Heights dans l’émission de Bernard Lenoir en 1997, l’enchantement de trouver des pépites dignes de la grande époque sur le joli Crimson/Red en 2013, mais c’était déjà là un plaisir teinté de nostalgie. Les grandes heures de Prefab Sprout et leurs promesses étaient enfuies, ne restaient plus que des instants fugaces de magie à grappiller au vol.

Un pan d’histoire

J’appréhende presque, aujourd’hui, de vous présenter cet album ; j’ai trop peur que vous n’y entendiez pas les mêmes splendeurs que moi. Il est bancal, sans doute, longuet, un peu daté, inégal dans ses quatre parties, ambassadeur moins présentable et moins parfait qu’un Steve McQueen aux allures de classique ; mais c’est précisément pour ça qu’il ne ressemble à rien d’autre. Un album mutant aux ambitions étranges, aux mélodies sublimes, aux instants de grâce nombreux. Mais il est avant tout un pan de mon histoire, et Paddy McAloon un héros de mon adolescence. Parce qu’un jour, à l’aube des années 90, cet album m’a enseigné qu’une chanson pop pouvait adopter un rythme de boléro. Et plus rien n’a jamais été pareil.

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