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Figuration et autres nouvelles musicales

Il y a quelques semaines, j’ai eu le plaisir de faire ma première expérience de figuration sur le tournage d’un clip réalisé pour une chanson d’Emilie Marsh, « J’embrasse le premier soir », premier extrait d’un album à paraître fin mars. Une expérience très intéressante pour qui se passionne pour l’envers du décor de toute démarche créative : découvrir les images une fois montées est encore plus touchant quand on a assisté au processus et qu’on connaît la matière d’origine. Ceux qui s’intéressent à toute cette scène francophone et fréquentent les mêmes concerts que moi devraient reconnaître quelques visages parmi le public du concert.

L’occasion aussi d’un coup de projecteur sur le label FRACA, chez qui sortira cet album. Un label 100% féminin créé par trois musiciennes, Emilie Marsh elle-même, Katel et Robi, qui sont à la fois des personnes que j’apprécie énormément et des artistes que j’admire, et dont j’ai eu envie de saluer ici la démarche. Ceux qui souhaiteraient en savoir plus peuvent lire l’interview qu’elles m’avaient accordée en septembre dernier pour le webzine Le Cargo. Un projet animé par l’envie d’essayer de faire bouger les choses et de tenter des expériences dans une industrie musicale qui ne mène pas toujours la vie facile aux artistes.

Robi qui a réalisé le clip ci-dessus, et dont les deux premiers albums m’ont beaucoup accompagnée, particulièrement La Cavale vers lequel je reviens régulièrement (vous pouvez lire ici et les chroniques que je leur ai consacrées à leur sortie) s’apprête à sortir le troisième, Traverse, que j’attends impatiemment. Un crowdfunding vient d’être lancé pour en financer la sortie, le lien est ici. L’album devrait reprendre notamment ce morceau que j’aime beaucoup, entendu plusieurs fois en concert.

Pour conclure cette revue de presse musicale, je signale aussi cette interview que j’ai réalisée tout récemment avec Maud Lübeck, autre artiste dont je suis le travail de près depuis la sortie de La Fabrique en 2012 et qui vient de sortir le très beau Divine, chronique d’une rencontre amoureuse et de tout ce qu’elle peut chambouler dans son sillage. En voici un extrait filmé en session acoustique pour Le Cargo :

 

 

 

 

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“Dialectique de la pop” (Agnès Gayraud)

(Cet article est initialement paru sur Le Cargo. Pour ceux que le sujet intéresserait, l’ensemble de mes chroniques pour le webzine est accessible ici.)

De cet ouvrage théorique d’Agnès Gayraud (évoquée jusqu’ici dans nos pages pour son travail sous le nom de La Féline), nous ferons ici une chronique plus superficielle et sans doute un peu moins rigoureuse qu’il ne le mériterait. Ce qui, en creux, reflètera surtout notre expérience personnelle de lecture – ou de première lecture, devrait-on dire, car il semble aller de soi, au moment de refermer ce livre, que nous sommes loin d’en avoir terminé avec lui. Ce n’est pas le genre d’ouvrage dont on se débarrasse sitôt achevé, mais l’un de ceux que l’on garde en bonne place sur son étagère pour revenir y piocher plus tard.

Réflexion et candeur

Au commencement, Dialectique de la pop intimide. Une chronique radio exprimait récemment (tout en saluant l’ouvrage comme « une somme » incontestable) la possibilité de passer à côté de certains aspects si l’on ne possède pas les clés nécessaires, sur un plan musical (ce qui ne fut pas notre cas) ou sur le plan du raisonnement théorique – qui nous a effectivement donné un peu plus de mal, principalement par manque de familiarité avec ce type d’ouvrage. Cela étant, il existe autant de façons d’aborder ce livre qu’il y a de lecteurs. Plutôt que de suivre rigoureusement le cheminement théorique qui le structure, nous avons préféré nous laisser porter par la lecture, picorer tel passage, telle idée, telle anecdote au gré des envies, quitte à revenir creuser le sujet plus tard.

On ne prétendra pas avoir appréhendé chaque ligne de chaque page d’un ouvrage aussi dense et volumineux, mais cette densité même force le respect – on n’ose imaginer la quantité de travail qu’il a dû nécessiter. C’est aussi qu’on sent ce livre nourri de l’expérience et du savoir amassés au fil des ans par quelqu’un que le sujet passionne depuis toujours. Tour à tour philosophe, musicienne et chroniqueuse musicale pour Libération, Agnès Gayraud s’applique depuis longtemps à démonter une idée reçue qui voudrait opposer l’étude théorique d’une forme d’art ou de divertissement et le plaisir plus viscéral qu’elle nous procure. On peut tout à fait, disait-elle déjà à travers les albums de La Féline, réfléchir sur la pop tout en la pratiquant avec une candeur et une passion intactes. Idée qui traverse ce livre comme un fil conducteur : on se trouve ici face à un ouvrage érudit où un amour profond et contagieux pour la musique suinte à chaque ligne.

Un art de paradoxes

Dialectique de la pop se présente comme une réponse aux théories de Theodor W. Adorno, philosophe et musicologue allemand du XXème siècle auquel Agnès Gayraud consacra sa thèse et qu’elle évoque ici sous l’amusant surnom de « hater hyperbolique », convaincu qu’il était de la médiocrité intrinsèque du format pop. À l’austérité de la vision d’Adorno, elle en oppose une autre faite de rigueur mais aussi de bienveillance et de générosité. Une vision dépourvue de tout élitisme, qui brasse un spectre musical très large : du flamenco à la musique cajun, de Rihanna à La Nòvia, de Joni Mitchell à Method Man, de Van Halen à Kurt Weill. Les artistes ne sont pas cités ici en fonction de leur importance objective dans l’histoire de la musique, mais de ce qu’ils illustrent de la réflexion en cours. L’ouvrage brosse un portrait de la pop en l’abordant à travers des questions esthétiques, historiques ou plus techniques : ici la façon dont l’enregistrement (et non pas l’écriture elle-même) fixe une œuvre pop comme version canonique ; là le difficile équilibre entre quête de sincérité et soif de succès ; ailleurs le paradoxe illustré par la chanteuse de country Loretta Lynn dont les chansons se nourrissent de son histoire de fille de mineur alors même que le succès l’en éloigne (ou le « paradoxe du hillbilly » auquel se heurtent certaines œuvres folk et qui donne son titre à l’une des parties les plus intéressantes du livre). Les questions de l’authenticité, de la part de naïveté ou de cynisme, du rapport au progrès et à l’histoire même du format, sont quelques-unes des nombreuses facettes évoquées ici.

L’expérience de lecture de chacun dépendra évidemment de son propre lien avec les musiques évoquées ; ainsi votre matelote aura-t-elle particulièrement apprécié les références à ABBA qui reflètent son propre rapport ambivalent à leurs chansons. Chez un groupe longtemps considéré comme ringard puis remis plus tard au goût du jour, comment dissocier la part de nostalgie embarrassante liée à nos souvenirs d’enfance, et la part d’appréciation plus objective de leurs morceaux ? Quelques-uns, nous dit Agnès Gayraud, survivent au regard critique de l’adulte en conciliant les deux (et de citer « The Winner Takes It All » sur laquelle nous la rejoignons).

Désir de transmission

Mais trêve de digression. Ce que nous retiendrons de cet ouvrage peut-être encore plus que le reste, c’est cet enthousiasme qui nourrit constamment la réflexion. Une approche aussi éloignée de celle d’Adorno qu’on puisse imaginer : ici, jamais de haine ni de mépris, mais un amour profond pour la musique et un désir sincère de transmission. On quitte ce livre avec l’envie furieuse d’aller découvrir quantité de morceaux que nous ne connaissions pas (de Beyoncé à Teenage Fanclub), puis de relire les passages qui leur sont consacrés. C’est un livre vers lequel on reviendra, sans aucun doute. Pour y piocher des anecdotes, pour mieux y cerner la réflexion globale qui nous a un peu échappé en première lecture. Et pour se laisser gagner par ce plaisir, cet appétit de musique, qui imprègnent chaque phrase et ravivent un peu le nôtre.

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“Grant & I” (Robert Forster)

(Cet article est initialement paru sur Le Cargo.  Pour ceux que le sujet intéresserait, l’ensemble de mes chroniques pour le webzine est accessible ici.)

 

C’est l’histoire d’un groupe pour qui rien n’a marché – ainsi pourrait-on, en schématisant à peine, résumer Grant & I. Un groupe capable d’écrire des chansons inoubliables, de celles qui vous marquent à vie, mais qui, par malchance, par mauvaises décisions, par incapacité à se plier aux demandes absurdes de l’industrie musicale, n’a jamais obtenu le succès auquel il pouvait légitimement prétendre. À la sortie du best of Bellavista Terrace en 1999, Robert Forster ironisait déjà en écrivant : « Ce disque aurait dû s’appeler Greatest Hits, sauf que nous n’en avons jamais eu aucun. »

La lecture de Grant & I est teintée d’une tristesse diffuse. Parce que l’on sait très bien comment se termine l’histoire : par la mort soudaine de Grant McLennan en 2006, qui met un terme brutal à la carrière du groupe alors même qu’il semblait promis à une forme de renaissance, après s’être séparé une première fois puis reformé à l’aube des années 2000. Mais aussi parce qu’une profonde impression de gâchis imprègne le récit. Nous ne sommes pas ici dans une de ces success stories qu’affectionne tant la mythologie du rock, dans laquelle tout artiste aussi méritant qu’obstiné finit par obtenir gloire et reconnaissance. Ce que raconte Robert Forster à travers sa rencontre avec Grant McLennan et de la création des Go-Betweens, c’est le versant le plus tristement banal de l’histoire de la musique, celui que connaissent tant d’artistes de talent. Une suite de rendez-vous manqués, de coups de malchance, d’ambitions tâtonnantes, de galères financières et d’incompréhensions face aux exigences d’une industrie qui ne demande pas tant aux artistes de se montrer sincères que de rentrer dans un moule étroit censé garantir le succès.

Fondé en 1977 à Brisbane où Forster et McLennan se sont rencontrés étudiants, le groupe erre d’Australie en Europe, de Londres à New York et Paris, cherchant les occasions sans savoir comment les provoquer, se voit ballotté de label en label, se prend des murs et affine sa voix, ses voix plutôt : seul maître à bord au départ, Robert Forster est sincèrement surpris lorsque son ami, auquel il a lui-même appris à jouer, se révèle un songwriter précieux dont la patte complète magnifiquement la sienne. Dans un passage touchant, il s’étonne de voir soudain son vieux copain de fac pondre un superbe « Cattle and Cane » dont il ne l’imaginait pas capable, inspiré par son enfance dans la campagne australienne. Ses chansons dévoilent une mélancolie que personne ne lui connaissait.

Grant & I, dans sa première partie qui évoque la jeunesse de Robert Forster à Brisbane, commence par décevoir légèrement. On peine au départ à entrer dans le récit, sans bien savoir si cette barrière tient à l’écriture – élégante, ironique et souvent drôle, mais distanciée – et à nos attentes formatées par la lecture d’autres mémoires de musiciens, ou si c’est Forster lui-même qui cherche sa voix et la juste façon de retranscrire ses souvenirs. Lorsqu’il relate leurs premières galères dans le monde de la musique, on est parfois frustré de le voir entrer si peu dans les détails – s’il raconte au détour d’une phrase que Nick Cave et Rowland Howard, à l’époque de Birthday Party, ont été leurs colocataires à Londres, il change aussitôt de sujet sans développer.

On comprend ensuite que c’est là, précisément, la voix du Robert Forster que l’on admire tant, celui que l’imagerie du groupe a figé dans le rôle d’un dandy un peu précieux à la plume cynique et littéraire, là où Grant McLennan serait plus terrien, plus en phase avec ses émotions – une idée reçue que le livre vient balayer à plusieurs reprises. De la même manière que la voix de Patti Smith chuchote à notre oreille pendant la lecture de Just Kids, c’est bien le Robert Forster des Go-Betweens qu’on retrouve ici dans chaque mot. Et l’absence de glamour dont il pare les anecdotes, pour surprenante qu’elle soit, brosse un tableau très réaliste de ce que peut être la vie d’artistes pour qui le succès n’arrive jamais. On éprouve un pincement lorsqu’il évoque la tension des années londoniennes où le groupe ne peut jamais mettre la musique en pause pour prendre des vacances, car ils n’en ont pas les moyens financiers – alors qu’ils viennent de sortir Liberty Belle and The Black Diamond Express et préparent Tallulah, c’est-à-dire au moment où ils ateignent pleinement leur maturité créative. Toute aura mythique que l’on pourrait associer aux Go-Betweens se voit ici sérieusement mise à mal.

Peu à peu, nos réserves initiales se dissipent et le livre devient passionnant. Sans doute nos impressions de lecture seront-elles liées à notre relation personnelle avec la musique du groupe ; découvrir la petite histoire d’un album qu’on a usé jusqu’à la corde apporte toujours une perspective intéressante. Ainsi apprend-on que l’aspect bancal de Tallulah (album toutefois plus attachant que Forster ne semble le croire) témoigne de frictions avec des producteurs cherchant à imposer des choix qui contredisent ceux du groupe – nous sommes dans les années 80 où claviers et boîtes à rythme deviennent « le » passage obligé pour être dans le coup, sous peine de créer une musique perçue comme ringarde. On découvre également que Robert Forster a mis des années à être satisfait de 16 Lovers Lane (pourtant unanimement perçu comme leur album le plus incontournable) car sa pop mélodieuse était à des lieues des ambitions plus rock de leurs débuts. On en apprend davantage sur les interactions (et tensions) au sein du groupe, notamment avec la batteuse Lindy Morrison et la violoniste Amanda Brown qui deviendront respectivement les compagnes de Forster et de McLennan. L’origine ou le sens caché de bon nombre de chansons nous est dévoilé en cours de route – si le sublime « Quiet Heart » de Grant McLennan est adressé à Amanda Brown, tout imprégné de l’euphorie du début de leur romance, « Twin Layers of Lightning » évoque la relation de plus en plus orageuse entre Robert Forster et Lindy Morrison, qui se sépareront peu après.

La dernière partie du livre est peut-être la plus prenante, mais aussi la plus poignante. Quelque chose semble se dénouer dans l’écriture de Robert Forster, et une émotion nouvelle affleure entre les lignes. La séparation du groupe en 1989, pour évidente qu’elle ait semblé aux deux amis, fait voler en éclats le couple que formaient Grant McLennan et Amanda Brown ; lui ne s’en remettra jamais vraiment. Ce que Forster dépeint alors, c’est la fragilité qu’il découvre chez son partenaire, sujet dès lors à de profonds accès de dépression, mais aussi une intimité nouvelle entre eux ; ils étaient le genre d’amis qui partagent tout sans jamais vraiment se livrer. Tout ce qui suit, l’évocation de leurs carrières solo, de leur reformation grâce aux Inrockuptibles, des magnifiques albums qui naissent alors, se teinte d’une inquiétude constante pour Grant, presque une forme de tendresse, mêlée de cette sévérité que les vieux amis qui se connaissent par cœur ont parfois l’un pour l’autre.

Mais c’est aussi qu’à ce stade du récit, un compte à rebours est enclenché. Le lecteur et le narrateur le savent, mais pas les protagonistes : Grant McLennan n’a plus que quelques années à vivre. Les promesses qui s’ouvrent au début des années 2000, la reconnaissance d’un nouveau public, les albums peut-être encore plus beaux que ceux d’avant la séparation, tout ça prendra brutalement fin. Il n’y a plus de distance ici, rien que de la tristesse et cette impression, là encore, de gâchis. Grant McLennan qui était une figure élusive dans la première partie du livre prend alors une autre dimension, celle d’un homme qui a vécu dans une fuite en avant perpétuelle et qui s’est lentement, discrètement, autodétruit. Une image assez peu conforme à celle que l’on pouvait avoir du personnage – j’avoue avoir été stupéfaite, et un peu remuée, d’apprendre qu’au moment du concert en duo absolument magique de juin 1999 au Divan du Monde, où l’occasion me fut donnée, avec un groupe de fans, de discuter longuement avec Grant, il se trouvait en pleine dépression suite à une rupture, lui qui m’avait semblé alors si calme et si serein, si accueillant.

Grant & I est un livre avant tout réservé aux fans des Go-Betweens, qui donne une furieuse envie de se replonger dans leurs albums, même ceux qui nous ont moins convaincus de prime abord (pour ma part le troisième et dernier d’après la reformation, Oceans Apart). C’est une lecture qui demande un peu de persévérance dans sa première partie mais vous en récompense largement ensuite. Elle nous rappelle que l’histoire des Go-Betweens ne ressemble à aucune autre, aucune de celles que nous lisons dans les livres sur les mythes du rock – en même temps qu’elle ressemble à celle de beaucoup trop d’autres artistes qui se sont cassé les dents sur les réalités de l’industrie du disque. C’est peut-être aussi dans cette dimension-là, cette banalité un peu sordide, que le livre est le plus marquant. Ces mythes-là sont trompeurs et il est bon que des voix comme celle de Robert Forster viennent régulièrement nous le rappeler.

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“Jordan: The Comeback”, 27 ans après

Cet article est initialement paru sur le webzine Le Cargo, dans le cadre d’une nouvelle rubrique intitulée “Cargo culte” où les rédacteurs se repenchent sur des œuvres qui les ont durablement marqués. Pour ceux que le sujet intéresserait, l’ensemble de mes chroniques musicales pour le webzine est accessible ici.

Il faut sans doute, pour avoir reçu de plein fouet l’impact de cet album, avoir eu 14 ans en l’an de grâce 1990. Un âge de transition où la curiosité s’éveille et où certaines rencontres vous marquent à vie parce qu’elles vous exposent à des concepts nouveaux pour vous. Cette année-là, mes oreilles encore novices, nourries de tubes estampillés NRJ ou Fun Radio, allaient croiser la route d’une chanson au refrain accrocheur souligné de chœurs célestes : « Looking For Atlantis ». Assez intriguée pour acquérir l’album dont il était tiré, j’allais y faire une découverte qui changerait à jamais mon rapport à la musique.

Car en cette lointaine année 1990, un musicien anglais nommé Paddy McAloon avait eu l’idée insensée de composer une chanson pop autour de Jesse James sur un rythme de boléro. J’ignorais jusqu’alors qu’une telle chose était possible. Il y avait la pop d’un côté, les musiques dites classiques de l’autre, chacune dans son enclos telles les vaches bien gardées ; du moins l’avais-je cru jusque-là. Et soudain, les frontières éclataient en m’ouvrant des perspectives infinies.

Mythes et promesses

Jordan : The Comeback ne s’appréhendait pas en un jour ; mais on avait tout le temps, en cette époque pré-Internet, d’apprivoiser patiemment chaque album acheté avec notre argent de poche. Deux choses m’avaient immédiatement parlé, et n’ont jamais cessé de le faire : une impression de foisonnement et une part de mystère. Je connais cet album à la nuance près mais je ne suis toujours pas sûre de le comprendre. Quelle bizarrerie était-ce donc là, un album concept divisé en quatre parties dont les thématiques floues ne devaient m’apparaître que bien plus tard ? Quatre thèmes informels formant deux blocs sur chaque face ; avant l’invention du walkman auto-reverse, il fallait retourner la cassette juste après l’enchantement de « Moondog ».

Le fil conducteur de la première partie m’échappe encore. La deuxième, qui exerce sur moi la fascination la plus tenace, convoque deux figures de légende : celle de Jesse James et celle, jamais nommée, d’un chanteur à succès devenu reclus qui médite un retour prochain, et qui doit sans doute beaucoup à Elvis. La troisième partie, la plus transparente, explore les relations amoureuses : l’aveuglement des amants éblouis (« All The World Loves Lovers »), la promesse d’un mariage, la naissance d’un enfant (« Paris Smith »). La quatrième semble parler de religion ou de spiritualité ; Paddy McAloon, jamais à court d’idées farfelues, y adopte tour à tour la voix de Dieu (« One of the Broken ») puis celle, poignante, d’un Lucifer déchu rêvant d’un retour en grâce (« Michael »).

Bulle d’univers

Il y avait tant de choses dans cet album. J’allais passer les années suivantes à explorer patiemment toute la discographie du groupe, mais je revenais toujours à celui-là. Il ne possédait sans doute pas la perfection mélodique d’un Steve McQueen où tout trouve sa juste place ; mais il me racontait tellement plus d’histoires. Il faisait se télescoper les genres musicaux, les références, jouait sur la narration et la déformation des voix : des chansons au format plus sage côtoyaient le fameux diptyque « symphonie/boléro » consacré à Jesse James, quand « Michael » s’ouvrait sur des chœurs grégoriens. Il semblait fourmiller de hors-champ et, partant de là, inviter au voyage, presque une quête initiatique.

Plus qu’un album pop classique, c’est une suite de tableaux qui finissent par créer une bulle d’univers. La deuxième partie, nimbée d’une aura de mystère, restera toujours celle qui m’appelle ailleurs. Je n’ai jamais pu réécouter « Moondog », « Jesse James Bolero » ou la chanson-titre sans que ne remontent aussitôt des souvenirs de départs en vacances familiales, collée contre la vitre avec mon casque vissé aux oreilles pour scruter les bribes de décor éclairées par les phares dans la nuit. La musique les teintait de ses propres couleurs, et ces instants-là n’appartenaient qu’à moi. Tout mon rapport à la musique, toute la dimension presque sacrée qu’elle possède pour moi, sont contenus dans ces souvenirs-là.

Tiroirs secrets

Aux multiples dimensions de cet album riche en doubles fonds et tiroirs secrets s’ajoutait une couche de mystère plus personnelle : ces paroles complexes aux enchaînements parfois obscurs. Il me faudrait étudier encore bien des années la langue anglaise avant de comprendre pourquoi les textes m’échappaient à ce point. Le vocabulaire y est souvent alambiqué, les référence opaques ; je doute de parvenir un jour à comprendre les paroles de « Don’t Sing », la chanson au texte étrange qui ouvre l’album Swoon. Nous avons tous connu adultes ces moments où le sens d’une chanson qui nous accompagne de longue date nous devient soudain très clair ; vingt-six ans plus tard, j’ai encore de ces minuscules révélations en écoutant la voix de Paddy McAloon.

Ses interviews, découvertes plus tard avec l’arrivée d’Internet, m’ont fourni certaines des clés manquantes. Les clins d’œil, tout d’abord, qui parsemaient l’album : ici Elvis ou Jesse James, là Jimi Hendrix (« Machine Gun Ibiza »), ailleurs Agnetha Fältskog, l’une des chanteuses d’Abba, objet d’une fascination adolescente de Paddy, sur le sublime « The Ice Maiden » – d’où le caractère bancal de certains passages, rédigés dans un anglais volontairement boiteux comme s’ils étaient écrits par des non-anglophones (de quoi transformer à jamais votre écoute des paroles d’Abba). Paddy McAloon est le genre de musicien à décider soudain d’écrire une chanson sur l’an 2000 pendant qu’il en est encore temps – c’est ainsi qu’est née « Carnival 2000 ». Le genre aussi à étaler sa culture et ses références à tout bout de champ, mais avec une forme d’élégance, de naïveté presque, de cocasserie parfois, loin de toute arrogance.

L’heure de l’apothéose

Sans doute les arrangements des albums de Prefab Sprout vieillissent-ils un peu mal ; mais la beauté et l’évidence des mélodies me saisissent encore chaque fois. Et la perfection du mariage entre la voix chaleureuse de Paddy et les chœurs angéliques de Wendy Smith n’a jamais, à ce jour, cessé de m’enchanter. Quand leurs timbres s’entremêlent en ouverture de « The Ice Maiden », on touche à quelque chose de sublime qui me donne immanquablement des frissons, aujourd’hui encore.

Ironiquement, j’ai découvert le groupe au moment de son apothéose. Allaient suivre sept années de silence ; mais comment succéder à un monument comme Jordan : The Comeback ? Il y eut d’autres moments de grâce plus tard, la découverte du premier extrait d’Andromeda Heights dans l’émission de Bernard Lenoir en 1997, l’enchantement de trouver des pépites dignes de la grande époque sur le joli Crimson/Red en 2013, mais c’était déjà là un plaisir teinté de nostalgie. Les grandes heures de Prefab Sprout et leurs promesses étaient enfuies, ne restaient plus que des instants fugaces de magie à grappiller au vol.

Un pan d’histoire

J’appréhende presque, aujourd’hui, de vous présenter cet album ; j’ai trop peur que vous n’y entendiez pas les mêmes splendeurs que moi. Il est bancal, sans doute, longuet, un peu daté, inégal dans ses quatre parties, ambassadeur moins présentable et moins parfait qu’un Steve McQueen aux allures de classique ; mais c’est précisément pour ça qu’il ne ressemble à rien d’autre. Un album mutant aux ambitions étranges, aux mélodies sublimes, aux instants de grâce nombreux. Mais il est avant tout un pan de mon histoire, et Paddy McAloon un héros de mon adolescence. Parce qu’un jour, à l’aube des années 90, cet album m’a enseigné qu’une chanson pop pouvait adopter un rythme de boléro. Et plus rien n’a jamais été pareil.

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Dix-sept instantanés

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J’hésite toujours à parler musique en ces lieux virtuels, malgré la place qu’elle occupe dans ma vie. Je ne suis pas sûre que le sujet passionne ceux qui passent par ici, et ceux d’entre eux qui me suivent sur Facebook en entendent déjà largement parler. Mais j’ai eu envie de partager cette sélection ici, ne serait-ce que pour en garder la trace.

Certains d’entre vous connaissent peut-être Le Cargo, ce webzine auquel je participe depuis une dizaine d’années en tant que chroniqueuse, intervieweuse et parfois comme photographe — voire comme cadreuse débutante préposée aux plans fixes sur quelques rares vidéos. Notre petit rafiot reste principalement connu pour ses vidéos, notamment ses sessions acoustiques dont la plus ancienne remonte à 2007. Parfois semi-improvisées, parfois plus cadrées ou plus mises en scènes, parfois réalisées dans un cadre promo assez strict ou bien au contraire nées spontanément à la suite d’une rencontre. Certains artistes nous ont fait confiance à plusieurs reprises, d’autres font parfois un passage dans les sessions de leurs amis et collègues.

L’envie nous est venue récemment de nous y replonger pour proposer chacun une sélection de nos préférées. De manière évidemment très subjective : personne ne les a toutes vues et des critères très personnels s’y mêlent parfois, entre le rapport qu’on entretient à certains artistes et le fait d’avoir assisté à certains tournages et d’en garder des précieux souvenirs. Après réflexion, j’ai retenu seize sessions, pour dix-sept vidéos : il a été impossible de départager les deux vidéos composant l’une d’entre elles tant la magie de cette session repose sur leur contraste.

Il y a ici des sessions qui m’ont prise par surprise et m’ont fait découvrir certains artistes — comme ce plan saisissant sur Shara Worden de My Brightest Diamond reprenant Nina Simone a capella. D’autres qui sont des souvenirs marquants — comme cette après-midi passée avec Demi Mondaine et leur entourage dans un troquet de Bagnolet, pour une session que des raisons techniques ont failli faire capoter cent fois mais dont le résultat s’est révélé magique. Certaines capturent parfaitement l’identité des artistes, comme celle de Lidwine que je trouve d’une grâce très émouvante, d’autres surprennent en les dévoilant sous un jour inattendu — j’ai beaucoup vu sur scène Robi ou Phoebe Killdeer, mais je ne les ai jamais vues capturées à l’image de cette manière.

Il y aurait une histoire à raconter pour chacune ; j’ai eu la chance d’assister à six d’entre elles et je regrette encore d’avoir dû renoncer à une septième pour de bêtes questions de timing. Mais toutes me sont précieuses, et je tiens d’autant plus à les partager avec vous.

PS : Pour ceux que le sujet intéresserait, la liste de mes articles écrits pour Le Cargo est consultable à partir d’ici.

Photo : Nadine Shah, (c) Mélanie Fazi

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