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J’ai choisi la guerrière

 

J’ai choisi la guerrière,
La savante à l’égide,
Stratège et conseillère.
Celle qui, nous dit Ovide,
Pour une défaite amère
Vous change en arachnide
Au feu de sa colère.

J’ai choisi la guerrière,
Fille d’une océanide
Et d’un dieu des éclairs,
Surgie déjà lucide
Du crâne de son père,
Je l’adopte pour guide
En un vœu téméraire.

J’ai choisi la guerrière,
Je l’ai voulue solide,
Ni figure nourricière
Ni jouvencelle timide,
Ni esclave de la chair
Aux appétits languides,
Ni passive à se taire.

J’ai choisi la guerrière,
L’érudite intrépide
Au savoir millénaire,
Pour la morgue splendide,
Pour la lance et le fer,
La volonté rigide,
La foudre et le tonnerre.

 

Parfois, les mots font n’importe quoi : on les espère en fiction, ils viennent sous forme de rimes.
Tatouage par Lanj (La Vanité, Paris).

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Des rencontres en images

Deux mois et dix jours depuis la sortie de Nous qui n’existons pas. Deux mois passés en un clin d’œil, qui m’ont fait l’effet d’un mini-tourbillon tant l’expérience est nouvelle et imprévisible – je soupçonnais que cette sortie serait différente de celle de mes livres de fiction, mais je n’imaginais pas à quel point. M’est revenu récemment en mémoire le roman de Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, dans lequel son double plus ou moins fictif cherche comment revenir à l’écriture de fiction après avoir puisé dans l’histoire de sa propre famille pour écrire Rien ne s’oppose à la nuit. Je commence à comprendre plus intuitivement ce trouble-là ; il y a, d’une certaine façon, un avant et un après, quoique je manque encore de recul pour en parler. Dès lors qu’on écrit sans filtre sur sa propre histoire, les frontières qui nous séparent à la fois du livre et des lecteurs se déplacent légèrement. C’est une redécouverte de chaque instant. C’est mon sixième livre, mais c’est une première fois.

Beaucoup de moments forts pendant ces deux mois. La frénésie des Utopiales où s’enchaînaient tables rondes, interviews et dédicaces et où j’ai été agréablement surprise par l’intérêt que manifestaient les visiteurs pour un livre qui n’avait, a priori, pas grand-chose à voir avec la SF – particulièrement après la table ronde « Le nouvel art d’aimer » où il fut notamment question d’asexualité. L’ambiance plus intimiste des rencontres à la Maison des Associations de Rennes et à la Station LGBTI Alsace de Strasbourg, qui ont pris la forme de véritables échanges où le public se livrait autant qu’il écoutait. L’accueil chaleureux de la librairie Millepages de Vincennes pour la soirée de lancement, et de la bibliothèque Rainer Maria Rilke pour une rencontre autour du livre. Les formes très diverses qu’ont prises les rencontres et les interviews, axées tantôt sur les questionnements d’identités LGBT+ et/ou l’asexualité, tantôt sur le rapport à l’écriture et au fantastique, ou sur la question de la norme, de la différence et de l’acceptation de soi. Une tribune écrite pour le Huffington Post qui a suscité beaucoup de réactions, et puis de nombreux retours depuis deux mois, qui me touchent chaque fois en plein cœur. Des lecteurs que le sujet a intéressés ou touchés, qui se sont reconnus dans ce rapport à la différence, ou qui m’ont confié être comme moi – beaucoup, s’étaient, eux aussi, crus seuls jusqu’alors.

Les rencontres sont terminées pour 2018, j’espère pouvoir vous en annoncer d’autres rapidement. En attendant, voici quelques photos de cette première vague. Un grand merci à ceux qui sont venus y assister, à ceux qui m’ont écrit pour me parler du livre. Et pour ces invitations, merci infiniment à Morgane Steinmetz et l’équipe de Millepages, Antoine Nobilet, Jeanne-A Debats et l’équipe des Utopiales, Morgane et Julien de la Dimension Fantastique, Aurore Yrondy, Dominique Duval et l’équipe de la bibliothèque Rilke, Célia Deiana, Jean-Luc Rivera, Nathalie Ruas, ainsi qu’à l’équipe de la médiathèque François-Rabelais de Genevilliers. Et à très bientôt pour la suite.


Rencontre au café L’Astrolabe, 06/12/18 (photo Bertrand Campeis)
Dédicace aux Utopiales 2018 (photo ActuSF)
Utopiales 2018, table ronde “Fantômes et corps astral” (photo ActuSF)
Utopiales 2018, table ronde “Autrice et traductrice” avec Sara Doke et luvan (photo Éditions La Volte)
Utopiales 2018, dédicace avec Sabrina Calvo (photo Michael Meniane – Utopiales 2018)
Avec Léo Henry, après la rencontre à la Station LGBTI Alsace à Strasbourg, 09/11/18 (photo Célia Deiana)
Rencontre au café L’Astrolabe animée par Nathalie Ruas, 06/12/18 (photo Bertrand Campeis)
Rencontres de l’Imaginaire de Sèvres, 24/11/18 (photo Wonder Jol)
Avec Aurore Yrondy et Xavier Vernet à la bibliothèque Rilke, 17/11/18 (photo Christelle Pécout)
Utopiales 2018 : festivalière se prenant pour le Docteur au moment de partir enchaîner tables rondes et dédicaces.
Utopiales 2018, table ronde “Le nouvel art d’aimer” avec Catherine Dufour, Lloyd Chéry, Rachel Bocher (photo ActuSF)
“Asexualité et autres non-étiquettes” à Rennes (photo Antoine Nobilet)

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“Dialectique de la pop” (Agnès Gayraud)

(Cet article est initialement paru sur Le Cargo. Pour ceux que le sujet intéresserait, l’ensemble de mes chroniques pour le webzine est accessible ici.)

De cet ouvrage théorique d’Agnès Gayraud (évoquée jusqu’ici dans nos pages pour son travail sous le nom de La Féline), nous ferons ici une chronique plus superficielle et sans doute un peu moins rigoureuse qu’il ne le mériterait. Ce qui, en creux, reflètera surtout notre expérience personnelle de lecture – ou de première lecture, devrait-on dire, car il semble aller de soi, au moment de refermer ce livre, que nous sommes loin d’en avoir terminé avec lui. Ce n’est pas le genre d’ouvrage dont on se débarrasse sitôt achevé, mais l’un de ceux que l’on garde en bonne place sur son étagère pour revenir y piocher plus tard.

Réflexion et candeur

Au commencement, Dialectique de la pop intimide. Une chronique radio exprimait récemment (tout en saluant l’ouvrage comme « une somme » incontestable) la possibilité de passer à côté de certains aspects si l’on ne possède pas les clés nécessaires, sur un plan musical (ce qui ne fut pas notre cas) ou sur le plan du raisonnement théorique – qui nous a effectivement donné un peu plus de mal, principalement par manque de familiarité avec ce type d’ouvrage. Cela étant, il existe autant de façons d’aborder ce livre qu’il y a de lecteurs. Plutôt que de suivre rigoureusement le cheminement théorique qui le structure, nous avons préféré nous laisser porter par la lecture, picorer tel passage, telle idée, telle anecdote au gré des envies, quitte à revenir creuser le sujet plus tard.

On ne prétendra pas avoir appréhendé chaque ligne de chaque page d’un ouvrage aussi dense et volumineux, mais cette densité même force le respect – on n’ose imaginer la quantité de travail qu’il a dû nécessiter. C’est aussi qu’on sent ce livre nourri de l’expérience et du savoir amassés au fil des ans par quelqu’un que le sujet passionne depuis toujours. Tour à tour philosophe, musicienne et chroniqueuse musicale pour Libération, Agnès Gayraud s’applique depuis longtemps à démonter une idée reçue qui voudrait opposer l’étude théorique d’une forme d’art ou de divertissement et le plaisir plus viscéral qu’elle nous procure. On peut tout à fait, disait-elle déjà à travers les albums de La Féline, réfléchir sur la pop tout en la pratiquant avec une candeur et une passion intactes. Idée qui traverse ce livre comme un fil conducteur : on se trouve ici face à un ouvrage érudit où un amour profond et contagieux pour la musique suinte à chaque ligne.

Un art de paradoxes

Dialectique de la pop se présente comme une réponse aux théories de Theodor W. Adorno, philosophe et musicologue allemand du XXème siècle auquel Agnès Gayraud consacra sa thèse et qu’elle évoque ici sous l’amusant surnom de « hater hyperbolique », convaincu qu’il était de la médiocrité intrinsèque du format pop. À l’austérité de la vision d’Adorno, elle en oppose une autre faite de rigueur mais aussi de bienveillance et de générosité. Une vision dépourvue de tout élitisme, qui brasse un spectre musical très large : du flamenco à la musique cajun, de Rihanna à La Nòvia, de Joni Mitchell à Method Man, de Van Halen à Kurt Weill. Les artistes ne sont pas cités ici en fonction de leur importance objective dans l’histoire de la musique, mais de ce qu’ils illustrent de la réflexion en cours. L’ouvrage brosse un portrait de la pop en l’abordant à travers des questions esthétiques, historiques ou plus techniques : ici la façon dont l’enregistrement (et non pas l’écriture elle-même) fixe une œuvre pop comme version canonique ; là le difficile équilibre entre quête de sincérité et soif de succès ; ailleurs le paradoxe illustré par la chanteuse de country Loretta Lynn dont les chansons se nourrissent de son histoire de fille de mineur alors même que le succès l’en éloigne (ou le « paradoxe du hillbilly » auquel se heurtent certaines œuvres folk et qui donne son titre à l’une des parties les plus intéressantes du livre). Les questions de l’authenticité, de la part de naïveté ou de cynisme, du rapport au progrès et à l’histoire même du format, sont quelques-unes des nombreuses facettes évoquées ici.

L’expérience de lecture de chacun dépendra évidemment de son propre lien avec les musiques évoquées ; ainsi votre matelote aura-t-elle particulièrement apprécié les références à ABBA qui reflètent son propre rapport ambivalent à leurs chansons. Chez un groupe longtemps considéré comme ringard puis remis plus tard au goût du jour, comment dissocier la part de nostalgie embarrassante liée à nos souvenirs d’enfance, et la part d’appréciation plus objective de leurs morceaux ? Quelques-uns, nous dit Agnès Gayraud, survivent au regard critique de l’adulte en conciliant les deux (et de citer « The Winner Takes It All » sur laquelle nous la rejoignons).

Désir de transmission

Mais trêve de digression. Ce que nous retiendrons de cet ouvrage peut-être encore plus que le reste, c’est cet enthousiasme qui nourrit constamment la réflexion. Une approche aussi éloignée de celle d’Adorno qu’on puisse imaginer : ici, jamais de haine ni de mépris, mais un amour profond pour la musique et un désir sincère de transmission. On quitte ce livre avec l’envie furieuse d’aller découvrir quantité de morceaux que nous ne connaissions pas (de Beyoncé à Teenage Fanclub), puis de relire les passages qui leur sont consacrés. C’est un livre vers lequel on reviendra, sans aucun doute. Pour y piocher des anecdotes, pour mieux y cerner la réflexion globale qui nous a un peu échappé en première lecture. Et pour se laisser gagner par ce plaisir, cet appétit de musique, qui imprègnent chaque phrase et ravivent un peu le nôtre.

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“Grant & I” (Robert Forster)

(Cet article est initialement paru sur Le Cargo.  Pour ceux que le sujet intéresserait, l’ensemble de mes chroniques pour le webzine est accessible ici.)

 

C’est l’histoire d’un groupe pour qui rien n’a marché – ainsi pourrait-on, en schématisant à peine, résumer Grant & I. Un groupe capable d’écrire des chansons inoubliables, de celles qui vous marquent à vie, mais qui, par malchance, par mauvaises décisions, par incapacité à se plier aux demandes absurdes de l’industrie musicale, n’a jamais obtenu le succès auquel il pouvait légitimement prétendre. À la sortie du best of Bellavista Terrace en 1999, Robert Forster ironisait déjà en écrivant : « Ce disque aurait dû s’appeler Greatest Hits, sauf que nous n’en avons jamais eu aucun. »

La lecture de Grant & I est teintée d’une tristesse diffuse. Parce que l’on sait très bien comment se termine l’histoire : par la mort soudaine de Grant McLennan en 2006, qui met un terme brutal à la carrière du groupe alors même qu’il semblait promis à une forme de renaissance, après s’être séparé une première fois puis reformé à l’aube des années 2000. Mais aussi parce qu’une profonde impression de gâchis imprègne le récit. Nous ne sommes pas ici dans une de ces success stories qu’affectionne tant la mythologie du rock, dans laquelle tout artiste aussi méritant qu’obstiné finit par obtenir gloire et reconnaissance. Ce que raconte Robert Forster à travers sa rencontre avec Grant McLennan et de la création des Go-Betweens, c’est le versant le plus tristement banal de l’histoire de la musique, celui que connaissent tant d’artistes de talent. Une suite de rendez-vous manqués, de coups de malchance, d’ambitions tâtonnantes, de galères financières et d’incompréhensions face aux exigences d’une industrie qui ne demande pas tant aux artistes de se montrer sincères que de rentrer dans un moule étroit censé garantir le succès.

Fondé en 1977 à Brisbane où Forster et McLennan se sont rencontrés étudiants, le groupe erre d’Australie en Europe, de Londres à New York et Paris, cherchant les occasions sans savoir comment les provoquer, se voit ballotté de label en label, se prend des murs et affine sa voix, ses voix plutôt : seul maître à bord au départ, Robert Forster est sincèrement surpris lorsque son ami, auquel il a lui-même appris à jouer, se révèle un songwriter précieux dont la patte complète magnifiquement la sienne. Dans un passage touchant, il s’étonne de voir soudain son vieux copain de fac pondre un superbe « Cattle and Cane » dont il ne l’imaginait pas capable, inspiré par son enfance dans la campagne australienne. Ses chansons dévoilent une mélancolie que personne ne lui connaissait.

Grant & I, dans sa première partie qui évoque la jeunesse de Robert Forster à Brisbane, commence par décevoir légèrement. On peine au départ à entrer dans le récit, sans bien savoir si cette barrière tient à l’écriture – élégante, ironique et souvent drôle, mais distanciée – et à nos attentes formatées par la lecture d’autres mémoires de musiciens, ou si c’est Forster lui-même qui cherche sa voix et la juste façon de retranscrire ses souvenirs. Lorsqu’il relate leurs premières galères dans le monde de la musique, on est parfois frustré de le voir entrer si peu dans les détails – s’il raconte au détour d’une phrase que Nick Cave et Rowland Howard, à l’époque de Birthday Party, ont été leurs colocataires à Londres, il change aussitôt de sujet sans développer.

On comprend ensuite que c’est là, précisément, la voix du Robert Forster que l’on admire tant, celui que l’imagerie du groupe a figé dans le rôle d’un dandy un peu précieux à la plume cynique et littéraire, là où Grant McLennan serait plus terrien, plus en phase avec ses émotions – une idée reçue que le livre vient balayer à plusieurs reprises. De la même manière que la voix de Patti Smith chuchote à notre oreille pendant la lecture de Just Kids, c’est bien le Robert Forster des Go-Betweens qu’on retrouve ici dans chaque mot. Et l’absence de glamour dont il pare les anecdotes, pour surprenante qu’elle soit, brosse un tableau très réaliste de ce que peut être la vie d’artistes pour qui le succès n’arrive jamais. On éprouve un pincement lorsqu’il évoque la tension des années londoniennes où le groupe ne peut jamais mettre la musique en pause pour prendre des vacances, car ils n’en ont pas les moyens financiers – alors qu’ils viennent de sortir Liberty Belle and The Black Diamond Express et préparent Tallulah, c’est-à-dire au moment où ils ateignent pleinement leur maturité créative. Toute aura mythique que l’on pourrait associer aux Go-Betweens se voit ici sérieusement mise à mal.

Peu à peu, nos réserves initiales se dissipent et le livre devient passionnant. Sans doute nos impressions de lecture seront-elles liées à notre relation personnelle avec la musique du groupe ; découvrir la petite histoire d’un album qu’on a usé jusqu’à la corde apporte toujours une perspective intéressante. Ainsi apprend-on que l’aspect bancal de Tallulah (album toutefois plus attachant que Forster ne semble le croire) témoigne de frictions avec des producteurs cherchant à imposer des choix qui contredisent ceux du groupe – nous sommes dans les années 80 où claviers et boîtes à rythme deviennent « le » passage obligé pour être dans le coup, sous peine de créer une musique perçue comme ringarde. On découvre également que Robert Forster a mis des années à être satisfait de 16 Lovers Lane (pourtant unanimement perçu comme leur album le plus incontournable) car sa pop mélodieuse était à des lieues des ambitions plus rock de leurs débuts. On en apprend davantage sur les interactions (et tensions) au sein du groupe, notamment avec la batteuse Lindy Morrison et la violoniste Amanda Brown qui deviendront respectivement les compagnes de Forster et de McLennan. L’origine ou le sens caché de bon nombre de chansons nous est dévoilé en cours de route – si le sublime « Quiet Heart » de Grant McLennan est adressé à Amanda Brown, tout imprégné de l’euphorie du début de leur romance, « Twin Layers of Lightning » évoque la relation de plus en plus orageuse entre Robert Forster et Lindy Morrison, qui se sépareront peu après.

La dernière partie du livre est peut-être la plus prenante, mais aussi la plus poignante. Quelque chose semble se dénouer dans l’écriture de Robert Forster, et une émotion nouvelle affleure entre les lignes. La séparation du groupe en 1989, pour évidente qu’elle ait semblé aux deux amis, fait voler en éclats le couple que formaient Grant McLennan et Amanda Brown ; lui ne s’en remettra jamais vraiment. Ce que Forster dépeint alors, c’est la fragilité qu’il découvre chez son partenaire, sujet dès lors à de profonds accès de dépression, mais aussi une intimité nouvelle entre eux ; ils étaient le genre d’amis qui partagent tout sans jamais vraiment se livrer. Tout ce qui suit, l’évocation de leurs carrières solo, de leur reformation grâce aux Inrockuptibles, des magnifiques albums qui naissent alors, se teinte d’une inquiétude constante pour Grant, presque une forme de tendresse, mêlée de cette sévérité que les vieux amis qui se connaissent par cœur ont parfois l’un pour l’autre.

Mais c’est aussi qu’à ce stade du récit, un compte à rebours est enclenché. Le lecteur et le narrateur le savent, mais pas les protagonistes : Grant McLennan n’a plus que quelques années à vivre. Les promesses qui s’ouvrent au début des années 2000, la reconnaissance d’un nouveau public, les albums peut-être encore plus beaux que ceux d’avant la séparation, tout ça prendra brutalement fin. Il n’y a plus de distance ici, rien que de la tristesse et cette impression, là encore, de gâchis. Grant McLennan qui était une figure élusive dans la première partie du livre prend alors une autre dimension, celle d’un homme qui a vécu dans une fuite en avant perpétuelle et qui s’est lentement, discrètement, autodétruit. Une image assez peu conforme à celle que l’on pouvait avoir du personnage – j’avoue avoir été stupéfaite, et un peu remuée, d’apprendre qu’au moment du concert en duo absolument magique de juin 1999 au Divan du Monde, où l’occasion me fut donnée, avec un groupe de fans, de discuter longuement avec Grant, il se trouvait en pleine dépression suite à une rupture, lui qui m’avait semblé alors si calme et si serein, si accueillant.

Grant & I est un livre avant tout réservé aux fans des Go-Betweens, qui donne une furieuse envie de se replonger dans leurs albums, même ceux qui nous ont moins convaincus de prime abord (pour ma part le troisième et dernier d’après la reformation, Oceans Apart). C’est une lecture qui demande un peu de persévérance dans sa première partie mais vous en récompense largement ensuite. Elle nous rappelle que l’histoire des Go-Betweens ne ressemble à aucune autre, aucune de celles que nous lisons dans les livres sur les mythes du rock – en même temps qu’elle ressemble à celle de beaucoup trop d’autres artistes qui se sont cassé les dents sur les réalités de l’industrie du disque. C’est peut-être aussi dans cette dimension-là, cette banalité un peu sordide, que le livre est le plus marquant. Ces mythes-là sont trompeurs et il est bon que des voix comme celle de Robert Forster viennent régulièrement nous le rappeler.

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De la pesanteur de l’été

Un été à Houston, 2013

Je ne sais comment écrire l’été sans tomber dans la plainte, mais je tourne autour de cette idée depuis début juillet. Peut-être parce que ma parade contre l’été 2017 a consisté à rédiger un livre, la seule chose qui m’apaisait alors. Peut-être parce que j’aimerais recommencer, et que l’écriture me manque et se refuse à moi. Ou parce que j’ai pris le pli, ces derniers temps, de poser des mots sur les incompréhensions, le décalage, toutes ces choses qui vous gâchent parfois la vie sur la base de malentendus tenaces. C’est, je m’en aperçois aujourd’hui, une constante de ma vie entière. Et si elle ne m’a pas affectée autant que la question de mon orientation sexuelle si compliquée à définir et assumer, ma détestation de l’été figure tout en haut de cette liste de décalages compliqués à vivre. Entre parenthèses, les publicités qui mettent en avant le fait de se distinguer de la masse me font toujours ricaner ; de toute évidence, elles émanent de personnes qui ne savent pas ce que c’est de vivre hors d’une norme quelconque. Autrement, ils ne le vendraient pas comme quelque chose de souhaitable. Ceux qui sortent du rang ne rêvent souvent que d’y rentrer.

Ce décalage-là aussi, j’ai mis longtemps à le formuler. C’est qu’on nous vante avec une telle évidence la douceur indéniable de l’été contre la nécessaire tristesse de l’hiver. Au point qu’elles imprègnent le langage de tous les jours : l’hiver et la nuit symboliseront tout ce qu’il a de sombre et de d’angoissant dans l’existence, là où l’été serait la renaissance, le repos, une promesse de bonheur. Moi qui aime tant la nuit et goûte plutôt l’hiver, je ne sais que faire de ce biais de langage. L’histoire familiale veut que, petite fille, j’aie déjà détesté l’été, me réjouissant lorsqu’il pleuvait car je pouvais rester à l’intérieur pour lire et dessiner. Une anecdote qu’on raconte en riant, comme la preuve d’une petite excentricité personnelle. Je me suis retrouvée face à ce même rire bienveillant l’an dernier quand j’ai tenté d’expliquer à des gens ce que je venais à peine de comprendre : ma « déprime saisonnière » à moi, ce n’est pas l’hiver mais l’été. Quelle idée, me disait ce rire, de ne pas aimer l’été ! Ce n’était pas méchant, mais ce rire m’a blessée. Comme chaque fois qu’on tente de faire part d’un vrai malaise ou d’une angoisse et que la personne en face le balaie sans vraiment écouter. Ce n’est pas simplement que l’été me déplaise, c’est qu’il est pour moi une agression constante. Son approche m’angoisse terriblement chaque année et je ne revis que lorsque vient septembre.

5% de la population, ai-je découvert, sont sujets à cette « déprime »-là, ce qui va un peu au-delà de la petite bizarrerie personnelle. Je n’aime pas ce terme de déprime qui ne reflète en rien l’expérience ; il convoque trop l’image du petit coup de blues passager qu’on peut secouer en sortant se changer les idées. L’été m’est avant tout une sensation physique. Un malaise constant, une irritation permanente, une fatigue insidieuse, l’impossibilité totale d’être détendue, reposée. Tout mon corps me crie que quelque chose n’est pas normal. La lumière est agressive, alors qu’elle m’est si douce au printemps ; les nuits que j’aime tant sont trop courtes. Les heures d’ensoleillement chamboulent mon horloge interne et c’est sans doute, j’imagine, ce qui me rend insomniaque chaque été. Il n’est pas rare que je voie se lever le soleil sans avoir fermé l’œil, surtout depuis que j’ai pris le pli de me décaler pour travailler la nuit ; les matinées, les soirées sont plus agréables, c’est le gros de l’après-midi qui m’étouffe. Le malaise s’installe pour de bon vers midi ; parfois, il disparaît vers 19h. Et parfois il s’attarde jusqu’au bout de l’insomnie.

Le mot le plus juste que j’aie trouvé récemment pour qualifier l’été, c’est l’impression d’évoluer dans un environnement hostile. Le bras-de-fer dure deux mois entiers. Bien sûr, il y a parfois des moments doux. Il y a eu, cette année, quelques joyeux apéros entre amis, une heure magique passée à traverser Paris de nuit, d’Opéra à Pigalle, avec l’impression de redécouvrir les lieux, un après-midi en famille à la plage loin de la canicule, une séance avec une amie photographe pour refaire des portraits avant la sortie de mon livre ; et mon impatience à revoir très bientôt la mer m’apprend que tout n’est pas indésirable en été. Mais ces moments-là, j’ai toujours l’impression de les grappiller malgré l’été plutôt que grâce à lui. Des bouffées d’oxygène avant de se retrouver à nouveau aspiré sous l’eau.

Un été en Italie, 1979 (c) Georges Fazi

Un article paru récemment dans Slate m’a semblé mettre des mots intéressants sur ce phénomène-là. S’il passe un peu rapidement sur l’aspect physiologique, qui paraît central dans mon expérience, il détaille de manière intéressante les mécanismes sociaux qui peuvent pousser à détester l’été : le bonheur imposé, les images de carte postale compliquées à reproduire dans la réalité, le décalage parfois entre ce bonheur affiché partout et une situation personnelle difficile, de la même manière que l’euphorie associée aux fêtes de fin d’année accentue chez certains l’impression de solitude. Que des inconnus souhaitent machinalement « bonnes vacances » aux gens qu’ils croisent sans savoir s’ils en prennent réellement m’a toujours dérangée : tout le monde ne part pas, tout le monde ne le peut pas. Il suffit d’un bouclage en retard, d’un problème financier, d’un pépin quelconque ; peut-être y suis-je plus sensible parce que, pour mes collègues auteurs, traducteurs ou dessinateurs, l’été est parfois davantage synonyme de rattrapage de boulot en retard que de coupure et de repos.

Et puis il y a l’absence des autres. Les amis qui s’en vont tout l’été et dont on est sans nouvelles, les activités qui s’arrêtent, les cafés où l’on aime travailler qui ferment en août. Et depuis quelques années pour moi, la fin de la saison des concerts, autour desquels gravite une des parties les plus agréables de ma vie sociale. Pas tant pour la musique elle-même que pour les gens que j’y côtoie, les discussions, les apéros, les afters qui succèdent parfois aux concerts et qui me manquent tellement l’été.

La saison des photos de vacances des autres sur les réseaux sociaux me place face à ce paradoxe : je me réjouis d’avoir des nouvelles de mes amis et de les voir heureux, en même temps que je reçois en pleine figure ce qui nous sépare. Quand je serai heureuse de les revoir, eux seront déprimés d’être rentrés, débordés par le travail, et il faudra un moment avant qu’on ne se retrouve vraiment. Mais surtout, l’ambivalence de ma réaction face à ces images de plages et de piscines me frappe : l’envie d’être eux, d’être avec eux, en même temps qu’un profond malaise face à l’image, parce que cette lumière hostile y figure aussi et m’étouffe à distance, parce que ces moments me sont presque aussi inimaginables que peut l’être l’envie de couple, quelque chose que tant de gens partagent comme une évidence et qui m’est étranger. L’idée, tout simplement, que la vie puisse être belle et douce pendant ces deux mois-là. L’été a le don de faire ressurgir de vieilles angoisses irrationnelles que je m’efforce de tenir à distance : peur de la solitude, de l’abandon, du décalage, de ne pas être en phase avec les autres. Elles reviennent chaque année de manière cyclique et systématique, alors même que j’ai conscience de leur absurdité. Sauf qu’en parler récemment m’a appris que d’autres gens, assez nombreux, ressentent aussi ces choses-là. Ça ne tient pas l’été à distance, mais c’est une forme de réconfort. Au minimum, ça nous permet de râler ensemble. C’est déjà ça.

Alors chaque année je cherche les solutions à tâtons : partir, ne pas partir, avancer le travail ou déplacer ce malaise ailleurs, vivre plutôt la nuit, chercher à qui rendre visite, où partir, avec qui (et souvent se heurter à des problèmes de travail en retard, de paiements qui tombent mal, de dates qui ne coïncident pas avec celles des autres, puis laisser tomber par lassitude, parce que lutter contre l’été m’a pris toute mon énergie). Compter les jours, se dire que ce ne sera pas si long, se projeter dans les bons moments qu’apportera la rentrée. Les amis reviendront. Mon livre sortira. Les concerts reprendront. La vie recommencera. Nous sommes déjà début août ; plus qu’un petit mois. Encore un très long mois.

 

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